Aux confins (13)

Octobre 2023

Je suis de ce monde un contemplateur démuni.1

Les grandes marées n’ont pas empêché de prendre un bain en ce premier jour d’octobre. Il fait 30° et la prochaine quinzaine s’annonce ensoleillée et sèche. Toujours pas d’étincelles pour commencer un livre. Le désir est là mais pas l’idée, ou bien l’idée est trop vague pour en faire un seuil.

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Le tribunal administratif de Poitiers vient de rejeter les projets de 15 méga-bassines dans la région, c’est une provisoire victoire pour les associations qui luttent depuis pas mal d’années pour une juste répartition de l’eau et contre l’agro-industrie et le pouvoir tentaculaire de la FNSEA. Il y a ainsi au cœur des mauvaises nouvelles qui sont le lot quotidien, de petites lumières qui prouvent que la lutte n’est pas toujours vaine, et qu’une partie non négligeable de la population prend conscience du péril climatique.

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Après-midi à La Rochelle juste pour rompre le fil de la semaine, rentrer dans quelques librairies, quelques boutiques, manger au Carthage et boire un expresso au Café de la Paix, son décor Belle Époque et le souvenir de Simenon. Ce matin sur le vélo, pour la première fois, le froid d’avant l’aurore.

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Les semaines filent, sitôt commencées sitôt achevées. Tout ce qui me semble lointain, les vacances, le voyage à Paris, c’est déjà demain. Mais comme l’an passé, début octobre est propice aux bains de mer, et je m’accroche à ça en redoutant le mois noir, novembre qui n’est qu’une longue agonie de l’année. Si j’avais ouvert un chantier, l’écriture d’un roman, mais non, je reste figé dans une attente en espérant le coup de baguette magique et ça peut durer un long moment.

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Les guerres se multiplient. Le Hamas vient de prendre l’initiative d’en déclencher une contre Israël avec l’aide du Hezbollah et la bénédiction de l’Iran. Les bilans sont lourds, et je ne doute pas que les plus démunis vont souffrir, les habitants de Gaza en premier paieront le prix d’une décision qui les dépasse, qui se joue ailleurs. La normalisation annoncée des relations d’Israël avec certains pays arabes ne pouvait qu’affaiblir l’influence du Hamas. Il lui fallait reprendre l’initiative de façon spectaculaire et sanglante. Utiliser la colère d’une jeunesse oppressée et sans avenir. Je ne crois pas qu’il serve ainsi la juste revendication du peuple palestinien à vivre en paix dans un territoire sous son contrôle où il ne serait pas soumis aux nouvelles colonies, aux blocus et aux murs de séparation. Les décennies de guerres ont prouvé leur inefficacité et les processus de paix ont toujours été torpillés par des assassinats, des luttes de pouvoir, et des trahisons.

Par Mister Kern – Bordeaux

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Je lis ce matin beaucoup de tweets de groupes proches de mes idées qui accusent Israël et soutiennent ouvertement l’attaque du Hamas, c’est une faute politique et ils tombent ainsi dans le piège de l’ambiguïté auquel je ne peux m’associer. Il n’y a pas d’autre choix que de condamner cette attaque du Hamas, tout en soulignant par ailleurs que la politique israélienne sur Gaza entretient les conditions préalables à de telles actions. Je n’ai pas de ce conflit un point de vue manichéen, je soutiens l’idée d’une Palestine indépendante et en paix avec son voisin mais certainement pas celle d’une destruction d’Israël prônée par les mollahs iraniens. J’abhorre le régime de Nétanyahou, je sais qu’il n’hésitera pas à écraser sous la botte le peuple palestinien mais je crois qu’Israël a le droit d’exister sans la menace permanente d’attaques sur son territoire. Aucune position n’est facile à tenir dans ce conflit, aucune n’est parfaitement juste.

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Vu hier un très beau documentaire d’Arte sur Patrice Chéreau, irrésistiblement vivant. La certitude que des textes comme ceux de Koltès magnifiés par la mise en scène, sont de puissantes armes politiques. Je voudrais être capable d’écrire pour le théâtre.

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Il m’est difficile d’écouter aujourd’hui certaines personnalités de gauche soutenir le Hamas qui se définit lui-même comme un mouvement destiné à anéantir Israël et à créer un état islamiste à la place. On peut rêver d’un état palestinien sans voir ressurgir le spectre iranien mais ça ne peut passer ni par le Hamas ni par le Hezbollah, pas plus que ça ne passera par l’extrême-droite israélienne. Il y a aujourd’hui des prises de position qui vont laisser de lourdes traces au sein d’une gauche idéologiquement fragile.

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Le massacre de plus de 260 jeunes fêtards lors d’une rave, voilà qui donne l’ampleur de l’attaque du Hamas, qu’on puisse soutenir ces actes me sidère. Au nom de quoi ? De l’oppression des gazaouis ? Des frappes qui ont tué tant de civils dans ce conflit interminable ? On voudrait nous faire croire à un équilibre de la terreur. C’est la rhétorique de tout mouvement terroriste. Je suis persuadé que les événements de ces deux derniers jours sont une catastrophe pour les palestiniens, du moins ceux qui voudraient vivre en paix et sans entraves. Leurs justes revendications seront à présent renvoyées au niveau de celles de l’état islamique et de son califat. Le parallèle entre le Bataclan et le concert Tribe of nova est frappant. Je suis persuadé que certains partis de gauche, NPA, Révolution Permanente, font une erreur historique en soutenant le Hamas, erreur dont ils se relèveront difficilement puisqu’ils viennent de donner corps au fumeux concept d’islamo-gauchisme.

La douleur nous avait purifiés un peu

Nous l’avons oubliée, il n’est resté que le mal-

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C’était au tout début des années soixante-dix, nous habitions encore rue Goya dans une barre d’immeubles récents. Pas loin, dans une des premières maisons individuelles du quartier, vivait un collègue de mon père. Je me souviens avoir joué dans leur jardin avec son fils ou son petit-fils. Je me souviens avoir vu passer, sur un chemin au fond du jardin, ce qu’on appelait alors un vagabond, il possédait exactement la panoplie : besace, habits défraîchis, barbe hirsute. Je ne crois pas avoir éprouvé la moindre crainte, plutôt une forme d’attirance pour le mystère qu’était cet homme.

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Je suis profondément triste de tout ce que je lis, entends et vois : la déclaration du ministre de la Défense israélien comparant deux millions d’habitants de la bande de Gaza à des « animaux humains », les marques d’antisémitisme sur les murs de France, la détresse de ces jeunes qui ont perdu des proches à Re’im, triste et écœuré. Peut-être mes origines séfarades me rendent-elles plus sensible à ces horreurs, et je sens combien il est difficile de garder une position seulement humaine dans ce déluge de haine et de sang. Nous sommes sommés de prendre partie, tout ou rien, noir ou blanc. Condamner bien sûr, mais laisser la porte entr’ouverte pour un avenir, si dans l’avenir des gens ont encore le désir de discuter entre eux.

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Sans avoir de télé, de chaînes d’informations continues, pas même la radio depuis quatre jours, rien qu’en lisant je subis jusqu’à la nausée les médias et les politiques. Je ressens le besoin de me tenir à une certaine distance des discours ininterrompus sur les horreurs de la guerre. Pourquoi sinon m’être souvenu du vagabond, une errance qui ne s’attache à rien et qui n’a pas d’autre histoire que la sienne et résiste à ce rôle qui exige un choix, un engagement, une prise de parole nette et assumée et ne supporte aucun silence. Que pourrais-je ajouter à ce que j’ai déjà écrit depuis samedi et que les nouvelles n’ont fait que confirmer ?

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La nuit des forêts. Je traverse le brouillard avec mon faible éclairage, je fais le vide, je pense à mon équilibre, je distingue à peine le chemin, seul au monde durant quarante minutes, loin de la surenchère dans la barbarie. Loin de tout.

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Arras un professeur assassiné, un autre blessé ainsi qu’un agent. Visiblement une attaque terroriste d’un jeune radicalisé. On n’en finit pas dans la terreur. J’ai une pensée pour tous les musulmans qui pratiquent leur religion sans haine ni prosélytisme et qui voient des fanatiques la salir. L’atmosphère de ce mois d’octobre est décidément lourde et nous n’aspirons plus qu’aux vacances.

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De retour de Bordeaux, le froid nous a cueilli. Petit matin frileux dans la maison, ce sont ces jours qui nous séparent de novembre où on lutte encore pour ne pas allumer le chauffage, pour repousser l’approche de l’hiver. Nous avons pris notre bain de foule mensuel, théâtre, cinéma, café, loin de l’actualité si ce n’est les patrouilles des gendarmes et des militaires auxquelles on s’est habitué depuis trop longtemps. Au collège, le poids terrible des évènements, deux heures de cercle de paroles entre enseignants, beaucoup de fatigue, de frustrations, de rancœur envers l’institution. Par chance, les vacances arrivent.

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Mi-octobre, je voudrais passer à autre chose, mais les échos mauvais du monde sont là, rapportent en permanence les mêmes haines, les mêmes jugements lapidaires, les mêmes ressentiments. Où est la volonté de paix, nulle part ? Israël rêve de vengeance en omettant sa politique inhumaine envers les territoires palestiniens, les terroristes du Hamas et d’ailleurs rêvent d’inspirer la terreur, d’éliminer les juifs et de faire trembler l’occident. Et pendant ce temps la gauche française se désintègre sous le sourire goguenard de ses adversaires.

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De nouvelles mesures pour la sécurité des collèges, comme d’habitude c’est la vie scolaire la première impactée, contrôle visuel des sacs de 350 élèves à l’entrée, ben voyons!Peu à peu, on inocule le virus de la peur permanente, on maximise l’angoisse, on développe des réflexes de repli sur soi et de haine de l’autre, au nom d’une apparence de sécurité, au nom d’un plan marketing de communication au grand public. Si l’on joue sur le levier de la peur, on augmente le pouvoir de nuisance des terroristes et l’on renforce leur mode opératoire.

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Un grand vent de sud a balayé la noirceur et nous avons pu nous baigner ce 17 octobre, seuls sur notre plage, petit bonheur fragile. Le documentaire de Wim Wenders sur Anselm Kiefer sort aujourd’hui, je ne sais pas quand je pourrais le voir. La peinture de Kiefer avec Paul Celan, le bois de Below, Beckett, la troisième symphonie de Gorecki se sont imposés comme éléments essentiels du livre à venir. Il y en aura d’autres, mais d’abord ceux-là. Quant à la nature du livre ?

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Je tente de m’abstraire un peu de l’actualité pour avoir du cerveau disponible comme diraient certains, rien de facile. Avec le vent, la pluie. Il fait très doux, le peuplier se secoue dans la cour et les rafales se succèdent, un vrai temps de chien. Malgré tout, peu à peu, renaît le désir de se remettre au travail d’écriture, d’enfin structurer un projet pour lequel je prends des notes depuis des lustres et que je remets chaque fois, ne sachant quoi faire d’un matériau si riche. Et puis dans moins de dix jours nous serons à Toulouse. Et puis Paris.

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Dans la terrible tragédie de l’hôpital Alhi Arab à Gaza, les réactions des uns et des autres, loin de tout esprit critique, frisent l’irrationnel, la croyance. Du côté du Hamas, on parle de 200 morts puis de 500, de 800 morts causées par un missile israélien visant directement l’hôpital, de l’autre bord on accuse le groupe Jihad Islamique d’une erreur de tir de roquette tombée sur le parking de l’hôpital où s’étaient réfugiés de très nombreux civils, on évoque plusieurs dizaines de morts. Les vidéos, les photographies que j’ai vues, les analyses que j’ai lues, accréditent la version israélienne, mais chacun se construit sa propre vérité selon ses convictions, et je ne suis en rien un spécialiste. Ce que je sais, ce que j’ai dit, c’est que finalement les victimes sont les civils gazaouis pris en étau et en otage par le Hamas d’un côté par Israël de l’autre.

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Lu L’enfant des tempêtes de Mélanie Guyard paru chez Seuil en 2020. Le thème m’avait intrigué, un garçon de douze ans, Oléron, la tempête de 1999 et même la mort d’un chien, on retrouve tout ça dans mon roman Oléron l’île-exil paru huit ans plus tôt, comme quoi les idées circulent. Le roman ne ressemble en rien au mien, mais c’est une belle histoire de deuil et de résilience, de dédoublement de personnalité avec pour paysage récurent la plage de Vert-Bois et ses blockhaus, Kondor et Krokodil aujourd’hui disparus. Dans une photographie que j’ai prise le 27 décembre 2004, 5 ans après la tempête Martin, les deux Blockhaus sont encore sur la dune, au milieu de la végétation à distance de l’océan et loin de la forêt. Aujourd’hui, l’océan a rejoint la lisière.

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Première étape du chemin d’Oléron avec Anna, plus de 32 km parcourus en partant de la maison jusqu’au Pertuis de Maumusson puis jusqu’au pont en passant par les salines. Un itinéraire essentiellement forestier. Nous n’avons croisé quasiment personne. Grand calme propice à la méditation, seulement le rugissement des rouleaux sur la pointe. Beaucoup de ces chemins, je les empruntais pour la première fois et la forêt m’a paru immense. Pas une goutte de pluie à déplorer. Une belle journée entre père et fille pour débuter les vacances.

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Deuxième étape entre le pont et Boyardville, une vingtaine de kilomètres. Le temps est plus menaçant mais la très belle première partie jusqu’au chenal de la Baudissière se passe sans encombre en longeant une mer couleur acier. Après quoi une longue suite de routes ternie un peu l’impression. Certains passages nullement équipés s’avèrent même dangereux. Nous finissons la journée sous la pluie, épuisés mais heureux. Que de contrastes dans les paysages de l’île.

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Le mauvais temps ne nous permet pas de poursuivre le chemin d’Oléron. C’est bien dommage, j’ai beaucoup aimé ces heures partagées avec Anna, la solitude des chemins et la beauté de l’île. En attendant, je prends des notes sur Celan et sur Beckett. J’ai relié cinq exemplaires du roman que je posterai au retour des vacances. Marie-José m’a proposé d’animer une soirée en novembre autour de mon dernier livre. Et dehors, ce ne sont que bourrasques et averses, l’horizon vert devant ma fenêtre en est tout bouleversé. Le ciel uniformément gris, sans lumière.

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Premier feu de cheminée pour réchauffer et assécher l’atmosphère. Je regarde un documentaire du Caspar David Friedrich dont il est aussi question dans le passionnant livre de Stéphane Lambert, Avant Godot. Je partage avec Barbara mes idées noires sur l’état du monde, et je me demande pourquoi les arbres ce retrouvent malgré eux dans le nom des camps de concentration ou d’extermination, Buchenwald, le bois de hêtres, Birkenau, le bois de boulot, sans même parler du bois de Below.

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La décision en référé de la dissolution des Soulèvements de la terre doit être rendue demain. Il est fort à craindre que dans la spirale liberticide actuelle, elle nous soit défavorable, ce qui d’ailleurs n’empêchera nullement les manifestations sous d’autres bannières. Entre la pénalisation de l’écologie radicale, la stigmatisation des banlieues dans un plan tout répressif, l’objectif clair est la mise au pas des résistances au seul profit du libéralisme triomphant et de son cortège sécuritaire.

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Il y a bien longtemps que nous n’avons pas passé quelque jours à Toulouse. Cette ville où nous avons vécu 13 ans, où Pierre est né, cette ville que je portais au cœur. Le voyage jusqu’à Bordeaux sous la pluie, puis le train, combien d’années que nous n’avions pas pris le train. Toulouse est ensoleillée. Beaucoup de monde dans les rues, pas mal de misère aussi. Mais que ce week-end de douceur, d’amitié et de partages fait du bien.

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Le temps de Giacometti aux Abattoirs. Des œuvres emblématiques comme l’homme qui marche, la grande femme, des sculptures de toutes les tailles mais aussi des peintures, des esquisses laissées partout sur les livres et les revues, et plus émouvant encore cette salle reproduisant une scène de Godot avec pour décor l’arbre conçu par Giacometti. On a tellement écrit sur l’artiste. Ce qui me touche le plus chez lui est de l’ordre de l’anecdote : il a 20 ans en 1921, il voyage en Italie à pieds avec Peter Van Meurs, un bibliothécaire hollandais âgé de 61 ans qui succombe à une crise cardiaque, Giacometti en est tellement bouleversé que sa vie entière il ne pourra jamais dormir dans le noir.

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Retour à Bordeaux, départ demain pour Paris. On annonce une succession de tempêtes. Jeudi ce sera en Bretagne et Normandie, samedi dans le centre-ouest, en particulier sur notre littoral. La fin des vacances s’annoncent agitée.

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1Arnold Geulincx cité par Stéphane Lambert dans Avant Godot.

2Henry Bauchau, Jour après Jour.

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