Nouvelles notes aux confins (12)

Du 26 janvier au 11 février

Where are we going, Walt Whitman ? The doors close in an hour. Which way does your beard point tonight.1

Être malade du Covid cinq jours après avoir reçu la troisième dose de vaccin, faut être pervers. Et ça a fini par arriver, l’autotest a dessiné deux belles barres rouges. Le test en pharmacie que je craignais s’est déroulé en douceur. Je n’avais pas atteint la voiture pour rentrer que la pharmacienne me rattrapait pour confirmer que j’étais positif. Une semaine d’arrêt. J’ai passé la journée à ne rien faire, perturbé par ce confinement de sept jours tandis que tous les autres se débrouillent comme ils peuvent au collège. Trop fatigué par la toux pour me concentrer sur un livre, j’ai attendu le soir.

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Ma mauvaise toux s’est calmée. Même si je ne me sens pas bien vaillant j’ai vu un documentaire consacré à William Burroughs, étrange icône déjantée de la Beat Generation. Dans le style radical je me sens plus d’affinité avec Beckett qu’avec le cocktail d’armes et de came de Burroughs, même si je reconnais un génie en Allan Ginsberg écrivant Howl ou Kaddish et si j’ai de l’affection pour les dérives saoulographiques et géographiques d’un Kérouac à travers l’Amérique.

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Froid intense. Pas si facile de gérer la période d’isolement, les heures passent lentement, on a du mal à savoir les occuper. On gère tant bien que mal les problèmes administratifs, tout passe par internet et bien entendu les sites sont en maintenance ou hors d’usage. Et pendant que l’on assiste à un concert de louanges bien orchestré à la gloire de la politique du roi de plus en plus soleil, je file dans mes lectures, je reprends mon cher Margat à la recherche de cette sagesse personnelle qui lui était venue à la fin de sa vie. Mais lui aussi parfois se trouvait confronté à l’impossibilité de créer.

Depuis quelques jours, je sens rôder en moi la force de l’élan réel, mais cet élan ne semble pas se décider à investir mon poignet.2

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L’immobilité commence à me peser. Ne pas sortir, ne plus marcher, ne pas aller jusqu’à la mer. Je reste à lire, à suivre les pérégrinations de Claude dans le Guangxi. Je ne peux rien faire d’autre. Et puis, je trouve l’univers sonore dont j’ai besoin chez Mark Hollis que je n’avais pas écouté depuis des lustres, Spirit of Eden et Laugthing Stock n’ont pas perdu un iota de leur puissance évocatrice. En général, j’écris sans musique mais là j’ai envie d’installer un univers mental à la fois visuel et sonore pour des textes dont je ne sais rien.

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La mort du photographe René Robert il y a quelques jours dans le dixième arrondissement de Paris me hante. Il est neuf heures du soir, au niveau du 89 de la rue de Turbigo, il fait une chute ou bien il est pris d’un malaise, il tombe de tout son long sur le trottoir, il est conscient mais ne peut ni se relever ni visiblement appeler à l’aide. Personne ne va venir à son secours. Il est bien habillé, il ne ressemble pas à un clochard. Personne ne s’arrête. Neuf heures plus tard, un sdf va se pencher sur lui et prévenir les secours. Il est trop tard, René Robert, 85 ans, qui aimait la passion et le flamenco, meurt d’hypothermie dans l’indifférence.

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Lenteur instantané, distillation du très lointain, l’océan et la source en un même lieu rassemblés3.

Claude écrit ceci : Ce que l’œil perd de vue, l’oreille le retrouve en écoutant bruire le silence de la source4. Comment donner à un paysage l’extension de ses encres, ? comment par la musique des mots rendre quelque chose d’une profondeur de champ illimité. Souvent je cherche dans l’image panoramique l’indice dérisoire d’un passage où se perdre, mais rien de comparable à tes grands rouleaux où le regard peut errer en se détachant de toutes les contingences du réel. Je voudrais écrire comme tu as peint.

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Retour au bureau après la parenthèse Covid, Une semaine entière sans sortir de la maison, juste lire, prendre quelques notes, imaginer le travail à venir que je veux débuter au plus tôt. Arrivée au collège, toujours la même panique depuis presque un mois, à 9 heures du matin déjà 75 absents parmi les élèves, des cas positifs à la pelle, qui font des cas contacts de partout. À la vérité on ne maîtrise rien, on reste seulement ouvert pour que le ministre s’enorgueillisse. Mais dans cette pièce en cinq actes, tous sont épuisés.

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À présent, un peu avant huit heures, la route des huîtres commence à s’éclaircir. C’est encore timide, à peine une clarté distingue le ciel du sol. Une ligne rose que souligne les lumières des villes et villages du continent. Du Covid me restent la toux et la fatigue. Pierre s’en va ce matin après dix jours à la maison, on ne sait quand reviendra. C’est devenu rare de l’avoir pour nous seuls, c’est aussi à ça qu’on sent le passage des ans et c’est injuste parce que le souci que l’on a pour ses enfants reste toujours identique à celui qu’on avait quand ils partageaient notre vie 24 heures sur 24.

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Il est question de la fin du pass vaccinal, et peut-être avant juillet, mais tant de fois déjà on a eu l’espoir d’en finir avec cette épreuve, tant de fois j’ai cru arriver au terme de ces notes… en vain. Quand j’en aurais fini, quel regard désabusé je pourrai porter sur cette histoire écrite presque au jour le jour. Qui sait si ça ne vaudra pas la peine de réunir toutes ces notes en un seul livre, un passage de témoin.

Au sein d’un gigantesque silence, voilà que se forme, inavouée, ballonnée, muette, la réalité nouvelle.5

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Parcouru seul la forêt de l’Ecuissière, le silence y était total, pas un bruit de feuille, pas un cri d’oiseau ni même un départ dans les fougères, et les fougères grillées, d’une teinte entre or et rouille, presque cuivrées. Aucune pousse nouvellement apparue, des branches cassées au sol. En approchant Vert-Bois, l’inévitable bruit d’une tronçonneuse, puis, plus engageant, celui du ressac quand je reviens parmi les yeuses. J’avais besoin de ce retour solitaire en forêt. C’est un lieu pour penser et méditer au fil de la marche et je serai toujours un écrivain-marcheur, j’aimerai toujours nos longues échappées main dans la main.

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Soirée au cinéma, d’abord l’inauguration de l’exposition de Pascal Audin, j’ai retrouvé ses couleurs même si le cadre de la maison de Gençay magnifiait les œuvres, l’écrin lui-même étant une œuvre. J’ai pu discuter avec Pascal et Jean-Louis Dubois-Chabert qui lui a consacré le film De la couleur sur les plaies. J’ai toujours la même certitude de toucher à l’essentiel quand je côtoie l’art brut, aucun calcul, aucun faux-semblant, seulement l’homme et l’art.

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Insomnie encore. J’ai tourné sur moi-même une partie de la nuit. De vagues pensées m’arrivaient par vagues et ne s’accrochaient pas. Mais quelle heure peut-il être ? Parfois ce sont les idées noires qui empêchent le sommeil, parfois il n’y a rien, seulement l’impossibilité de trouver le chemin . Souvent, c’est le dimanche soir.

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Le brouillard ne semble pas vouloir se lever, la cour est livrée aux fantômes. La toux qui m’était venue avant la Covid s’accroche à ma gorge, impossible de lui faire lâcher prise. Les vacances d’hiver s’annoncent et chacun rêve de sortir de cette période épuisante que l’on aura subie six semaines durant. À la floraison des mimosas, au sol qui reverdit, aux oiseaux qui sont nombreux à chanter le matin, on sent poindre l’amorce du printemps. Je n’ai pas d’excuse pour retarder un travail trop longtemps différé..

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Fin mars début avril. Voilà donc l’échéance pour en finir si tout va bien avec le pass et peut-être même avec l’épidémie. L’échéance n’est pas choisi au hasard, quelques jours avant le premier tour de l’élection histoire que le roi de laurier soit couronné dans l’allégresse et la liberté retrouvées. J’ai un peu de mal à voir plus loin que demain 17 heures, prise de vacances, nos deux semaines de repos.

Ne fixe pas la route ; suis-la. Mais la suivre comment, et jusqu’où ? La suivre comme ceux qui viennent de la ville ou s’y rendent, comme ceux qui partent et ceux qui rentrent, comme ceux qui viennent acheter et vendre, comme ceux qui viennent voir et entendre, ou comme ceux qui s’en vont, fatigués d’entendre et de voir ? Comme lesquels de ceux-là ? ou comme quoi de commun à eux tous ? ou de quelle autre manière différente de celle d’eux tous ?6

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1Où allons-nous, Walt Whitman ? Les portes ferment dans une heure. De quel côté ta barbe pointe-t-elle ce soir ? Allen Ginsberg, Howl.

2Claude Margat, Poussière du Guangxi.

3idem

4ibidem

5Witold Gombrowicz, Journal.

6Fernando Pessoa, Le pèlerin.

Notes aux confins (24)

Du 1er au 16 mars

Il y a des jours où on se sent saturé, où les mots donnent la nausée, où tout ce qu’on a fait et, surtout, ce qu’on a inévitablement répété, donne la nausée, il y en a d’autres où on est un désert, on a beau crever le sable, on ne trouve pas le moindre filet d’eau pour étancher sa soif. Il y a un proverbe chinois qui dit : «  Les fleurs fanent et il n’y a rien à faire. » Je l’ai toujours présent à l’esprit. (…) Et il y a d’autres jours, encore, où on se dit : arrête, rien ne vaut la peine. Où le prix en est si élevé que, pour le payer, il faut accepter une immolation cruelle, une mutilation masochiste. Mais on finit toujours par récidiver, par payer le prix. En somme, écrire c’est une exigence intime impitoyable qui dégénère en fatalité.1

Le printemps s’annonce, les arbres en fleurs, les pâquerettes, l’herbe et le bruit des tondeuses. Les gens sur la plage, comme si la vie se poursuivait quasi normale. Ils viennent de partout, ils sont en vacances pour quelques jours, ils marchent, au grand air, sans masque, dans le fracas du ressac, et ce sont les cinq heures de l’après-midi. Déjà la dernière heure disponible de la journée, l’approche du soir, la sirène qui retentit.

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Je voudrais écrire comme Glenn Gould jouait, avec cette passion, cet emportement qui engageait tout en lui dès qu’il posait ses mains sur le clavier. Le temps du jeu, il n’y avait rien d’autre, il penchait sa tête presque au ras des touches, il chantait la partition, il était lui-même l’instrument. Il avait quitté depuis longtemps les hommes. Il était ailleurs, seul, profondément malheureux. Non, ça je ne voudrais pas, je ne voudrais pas vivre comme Glen Gould vivait, infiniment inaccessible, détestant tout le monde, tout le temps. Je me suis rêvé en gardien de phare, pour autant ma misanthropie a des éclipses, je suis un artisan qui vit au milieu des siens, un atelier pour refuge, un art bien tempéré, la volonté de durer. À mon âge, Glenn Gould était mort… depuis longtemps.

L’interprète au piano (il ne disait jamais pianiste !) est celui qui veut être piano, et je me dis d’ailleurs chaque jour au réveil, que je veux être le Steinway, non point l’homme qui joue sur le Steinway, c’est le Steinway lui-même que je veux être.2

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Philippe m’a fait parvenir la première maquette de mon Derré. C’est toujours à ce moment précis que le livre devient une réalité. Le manuscrit vous échappe, se change en un objet collectif, vous n’en êtes plus tout à fait le propriétaire, si tant est que vous l’ayez été un jour. Il faut passer à autre chose, mais pas tout de suite, tout de suite je ne peux pas. D’abord me purger du texte précédent, effacer, araser, laisser la cire vierge un instant.

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La condamnation d’un ancien monarque à de la prison ferme, même si les chances de le voir derrière les barreaux sont infinitésimales, trouble le monde politique. Comment, dit-il du haut de son piédestal, nous serions justiciables tel le commun des mortels, susceptibles d’être lourdement sanctionnés, nous qui sommes omniscients, omnipotents, d’essence presque divine ? Non, c’est une erreur, ce sont les juges qu’il faut juger, ils sont corrompus, achetés par l’opposition, et sans doute islamo-gauchistes ! Et la convention citoyenne sur le climat qui note sévèrement l’action du gouvernement, même engeance, manipulée, gauchisante, vouée aux gémonies… et cætera. Et donc, tout ce qui n’est pas avec moi est contre moi et doit être discrédité Ce n’est plus une démocratie, seulement une république bananière mais sans le soleil ni la chaleur.

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De temps à autre je tombe sur un texte court et sublime que je ne connaissais pas, et je loue mon ignorance de permettre ces émotions, ces découvertes. Récemment Aimé Césaire et son Cahier d’un retour au pays natal, et hier ce Funambule de Jean Genet, parabole de la condition d’artiste, dont chaque ligne me renvoie un écho intime.

Je me demande où réside, où se cache la blessure secrète où tout homme court se réfugier si l’on attente à son orgueil, quand on le blesse ? Cette blessure –qui devient ainsi le for intérieur-, c’est elle qu’il va gonfler, emplir. Tout homme sait la rejoindre, au point de devenir cette blessure elle-même, une sorte de cœur secret et douloureux. (…) C’est dans cette blessure -inguérissable puisqu’elle est lui-même- et dans cette solitude qu’il doit se préparer.3

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Les semaines passent, l’épidémie progresse avec une lenteur certaine. Aux confins, aucune restriction n’est venue se rajouter à celles déjà en vigueur. Tout est comme suspendu, en attente d’un souffle qui fera pencher la balance et basculer l’avenir. Quinze jours avant, on a craint le pire et rien ne s’est passé et l’on se surprend à penser qu’il en sera de même dans quinze jours. Du coup, la Covid au second plan, d’autres préoccupations, banales quotidiennes resurgissent. J’ai tondu le jardin pour la première fois cette année. J’ai vu une coccinelle.

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Il a quelque chose de grand, de majestueux le monument aux Girondins sur la place des Quinconces. Durant la nuit, un collectif féministe a collé sur le socle les noms d’une centaine de femmes mortes sous les coups des hommes, un devoir de mémoire. Pendant ce temps à Toulouse, les forces soit-disant de l’ordre, matraquaient, molestaient et gazaient d’autres manifestantes. Mais chut ! La violence policière n’existe pas. J’imagine que les pandores ont de quoi être fiers. C’est vrai, sur les vidéos, leurs manières de brutes, qui s’en prennent à des femmes ni violentes ni armées, rendent un bel hommage au virilisme.

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Les soucis du quotidien ont pris la place laissée vacante par l’épidémie. Elle est là, elle rythme toujours notre vie, nos horaires, nos gestes, mais assimilée par le corps social, sorte de modification génétique irréversible. Selon une communication bien huilée, le mercredi conseil de défense, satisfecit sur la vaccination, au passage mes parents à présent octogénaires n’ont toujours pas de rendez-vous malgré de multiples tentatives. J’imagine qu’il y a une infime minorité de gens pour croire en la parole du seigneur, mais que pour les autres, comme dans la plus banale des dictatures, ces messages ne sont que des annonces presque vides de toute réalité. On les écoute, on passe le temps, on passe à autre chose.

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Lire directement dans la langue de Camões, comme on dit la langue de Shakespeare, de Cervantes ou celle de Molière, m’est à présent accessible sans trop de difficultés -ce n’est pas le cas de la compréhension orale- et pour la première fois, je prends un plaisir fou à m’imprégner d’une langue qui n’est pas ma langue natale. Je me fais l’effet d’être le Raimond Gregorius du livre de Pascal Mercier, Train de nuit pour Lisbonne, au pied d’une voie difficile, d’une ascension périlleuse pour laquelle je me prépare depuis un an. Mon premier sommet, est le roman de Vergílio Ferreira, Aparição. Et je n’aurais pas pu mieux choisir que ce long monologue intime.

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Comment trouver les mots pour aider ceux qu’on aime ? Comment les soutenir quand ils vous parlent depuis ce gouffre qu’est la dépression ? Cette année de Covid agit comme un amplificateur d’angoisses, un révélateur de maux parfois profondément enfouis sous le masque du quotidien. Et je cherche le ton juste, la phrase claire et précise à l’abri de laquelle il pourra se tenir. Et je ne trouve pas. Tout mon amour est impuissant à la trouver, no silencio comovido da minh’alma4.

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Eis me aqui escrevendo pela noite fora, devastado de Inverno. Eis-me procurando a verdade primtiva de mim, verdade não contaminada ainda da indiferença. Mas onde esse sobressalto de um homen jogado à vida no acaso infinitesimal do universo ?5

Les arbres sont en fleurs mais dans la cour, on abat un vieux mimosa mort depuis longtemps, la tronçonneuse est à l’ouvrage, bientôt il ne restera rien du tronc lisse, sans écorce, devenu fragile et menaçant. J’aimerais dire que je penche du côté des fleurs et ce n’est pas le cas. Une mauvaise semaine, une mauvaise nuit et l’on traîne plus que son âge. Mais j’ai appris de mes parents, de mon ascendance juive à faire le dos rond, à laisser passer l’orage. Telle est la vie tomber sept fois, se relever huit dit le proverbe japonais. C’est ce pauvre viatique que j’avais livré à ma sœur quelques semaines avant que la maladie ne l’emporte. J’espérais qu’il suffise à la guérir..

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Les fins de semaines filent à grande allure, c’est toujours le lundi et pas suffisamment reposé il faut prendre le chemin du collège, le masque sur le visage, les formules de politesse et le décompte des heures. Le reflet dans le miroir ne me plaît pas. La paire de lunettes camoufle les poches sous les yeux, mais je sais à quoi m’en tenir. J’essaie de donner le change, de garder le cap, de cultiver la patience qui fait beaucoup dans ce métier, mais j’ai dans l’idée que je suis un imposteur, que ma vraie place est ailleurs à marcher sur un chemin, à contempler la mer, à écrire, à lire, à penser. C’est là, depuis toujours, et là seulement qu’est ma vocation.

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Cette phrase de Glenn Gould : Tout artiste créateur qui entend produire une œuvre digne d’intérêt ne peut faire autrement que d’être un être social relativement médiocre6, s’accorde ce matin à mon peu d’entrain à rejoindre le bureau, à jouer mon rôle, à faire semblant un jour de plus.

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1 Fernando Namora, Fleuve triste.

2 Thomas Bernhard, Le Naufragé.

3 Jean Genet, Le funambule.

4 Dans le silence bouleversé de mon âme. Fernando Pessoa, Ode maritime.

5 Me voici écrivant la nuit entière, ravagé par l’hiver. Me voici cherchant mon originelle vérité, pas encore souillée d’indifférence. Mais où est-il ce sursaut d’un homme jouant sa vie dans le hasard infinitésimal de l’univers. Vergilio Ferreira, Aparição. ‘Trad perso)

6 Cité par Michel Schneider, Glenn Gould piano solo.

Notes aux confins (21)

Du 16 au 31 janvier

Soudain, je sentis que je ne prétendais plus savoir la raison de quoi que ce fût, que je préférais être emporté, tourbillon après tourbillon, jusqu’à ce que la violence fantastique que la réalité était devenue nous abandonnât, moi et les autres, n’importe où et n’importe quand.1

Nous n’avons désormais que la permission de dix-huit heures, un moindre mal, ce que les experts nomment une réponse graduelle. Les ministres étaient réunis dans un bel exercice d’auto-satisfaction. Via le télécran on s’est largement congratulé. Au final c’était une belle soirée toute en novlangue, comme on en vit régulièrement à Océania. J’ai arraché la prise de colère, depuis longtemps je ne supporte ni leur voix ni leur image, j’y préfère le silence et la rumeur lointaine du ressac ; j’y préfère le cri des chats qui feulent sous ma fenêtre ; j’y préfère ta voix et tout ce temps où nous sommes deux.

*

17H30. Retour de Chaucre où nous avons partagé la galette, celle du décollement de Louis XVI plutôt que des rois mages. La lumière décline et il faut encore s’arrêter au centre commercial acheter du pain et faire un tour à l’espace culturel. Le parking est étrangement désert pour une fin d’après-midi de samedi. Quelques clients pressés rejoignent leur voiture. Tout ferme dans le quart d’heure. La caissière nous fusille du regard, elle nous reproche sans doute de franchir le seuil, de la retarder, de lui faire prendre le risque d’être dans la rue au moment du couvre-feu, et puis comme ils disent si bien, la crainte derrière le masque : « On n’a pas le choix ». Nous sommes rentrés à l’heure fatidique, je n’ai pas entendu le glas retentir à travers la campagne, ni les sirènes d’alarme. C’était tout comme.

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Caro Diario de Nanni Moretti que je n’avais plus visionné depuis longtemps, un des rares films vus plusieurs fois à sa sortie tellement j’éprouvais de bonheur à suivre la déambulation de sa vespa dans une Rome déserte, d’émotion avec ce final à Ostie devant le monument à Pasolini sur les notes de piano du Köln Concert de Keith Jarrett. Nanni Moretti dans un passage du premier chapitre explique que même dans un monde plus décent que le nôtre, il ne se sentirait jamais bien qu’avec une minorité de gens, et c’est précisément la position que je partage « quoi qu’il en coûte ».

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La mort de Jean-Pierre Bacri m’attriste, j’aimais son éternel rôle de misanthrope, de bourru, qu’on voudrait jouer ces temps-ci pour tenir les importuns à distance, se protéger de leurs nuisances, leurs certitudes toutes faites. Toujours ils applaudissent la voix de son maître et disent amen à la moindre parole du conseil scientifique ou du gouvernement, avec moins d’esprit critique qu’une huître de haute-mer. Tous les bien-pensants m’emmerdent mais surtout ceux qui vous refusent le moindre doute puisque ce serait envisager une possible erreur dans leur jugement.

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Quelle est la bonne distance entre sécurité sanitaire et liberté ? Serons-nous, d’ici quelques semaines ou mois, tous équipés du fameux QR code pour nous identifier à l’entrée d’un bar, d’un restaurant, d’un cinéma, en quelque sorte tracés en permanence dans notre vie et nos déplacement ? Bien sûr nos smartphones remplissent déjà ce rôle mais de façon pernicieuse grâce à la géolocalisation, mais qu’en sera-t-il demain ? Le plus terrible est encore de se dire qu’il s’agit d’une offensive globalisée, et que nulle part il n’y a de pays refuge.

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Longue marche au soleil de cinq heures de l’après-midi jusqu’à l’anse de La Perroche. La plage immense absolument déserte. Trop tard pour les promeneurs, trop proche du couvre-feu. Bientôt un an que nous vivons dans un monde sidéré, en lutte contre un virus et subissant défaite sur défaite. Rien ne m’étonnerait plus qu’un retour à la vie normale, ou faut-il se résoudre à dire la vie d’avant ? Au sens propre, je suis déboussolé et sans appel inadapté à une époque où réfléchir est suspect, résister puni de bannissement.

J’appellerai

j’appellerai en silence

à hauteur des murs

bien que rien n’annonce la transmutation du monde

J’appellerai

Pour éprouver l’odeur de marée des arbres

Pour que les dunes se penchent un peu plus

J’appellerai sans appeler à hauteur de l’absence2

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Pauvre Portugal submergé par la Covid alors que le pays avait été relativement épargné l’an dernier. Ici, l’hypothèse d’un nouveau confinement vers la mi-février est de plus en plus plausible. On se prépare à de nouvelles mesures. On est bien rôdé. C’est un conflit qui s’éternise en faisant des victimes et nous laisse sur le flanc pour de nombreuses années. Faut-il poursuivre ces notes, non seulement aux confins mais aussi sans fin ? La situation provisoire et exceptionnelle dans laquelle elles naquirent s’est changée en un Léviathan incontrôlable et la suite n’a rien d’engageant. Mais confier ses doutes, ses colères, et en conserver la trace, est la seule résistance qui nous soit encore permise.

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Week-end à Bordeaux avec la conviction que ce serait le dernier avant longtemps. Pour la troisième fois, on nous prépare au confinement, et sans doute passerons-nous février sans voir aucun de nos amis. Lassitude, colère que je ne sais pas très bien contre qui diriger, tristesse. La seule animation qui parcourt la ville est cette frénésie de consommation qui vient au moment des soldes. Des queues devant des boutiques de prêt-à-porter dans lesquelles on ne peut rien essayer ; des couloirs de circulation dans les rues passantes pour éviter de se croiser ; des S.O.S. aux balcons de certains cafés fermés depuis des lustres. Nous avons battu le pavé durant des heures. Rien n’était normal, mais tous faisaient semblant.

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C’est toujours la même histoire qui se répète de semaine en semaine dans un régime de semi-liberté qui se contracte, se rétracte et ça prend toute la place. Tout ce qui reste devient horizon lointain, anachronisme, et c’est pourtant l’essentiel : la convivialité, l’ouverture, la culture, la civilisation des loisirs qu’on a tant décriée et qui fut si patiemment gagnée, à côté de quoi vigilance, travail et consommation sont les nouvelles mamelles de la France. Les sirènes de Moloch hurlent, les ouvriers au pas cadencé rentrent chez eux. Le samedi ils pourront faire un long détour par la rue Sainte-Catherine afin de se délester du salaire qu’ils auront perçu, là seulement, ils éprouveront le plaisir de posséder. Ah ! Virar cabos longinqùos para súbitas vastas paisagens3.

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Réveil en plein noir, c’est fréquent ces jours-ci, et alors à croire qu’il n’attend que ça, le cerveau se met à fonctionner à toute allure, accroche la première mauvaise pensée venue et la triture, l’essore. On voudrait qu’elle s’échappe et reprendre sa nuit, mais rien à faire, elle s’agrippe, ne lâche pas la proie pour l’ombre. Et l’on termine lessivé à six heures du matin au moment de débuter la journée, la pesante journée de travail.

Si maintenant j’y vais et je commence, je pourrais y arriver, me suis-je dit, mais je n’avais pas le courage d’y aller, j’en avais l’intention mais pas la force, ni la force du corps ni celle de l’esprit. J’étais là et je regardais la table par la porte ouverte et je me demandais quand le moment serait venu d’aller jusqu’à la table et de m’asseoir et de commencer mon travail. Je prêtais l’oreille, mais je n’entendais rien.4

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L’abandon de l’institut pasteur dans la course au vaccin contre la Covid, après celui de Sanofi est une véritable claque qui discrédite la recherche française sans budget depuis des lustres. Ce que les anglais et les allemands ont réussi, nous sommes incapables de l’accomplir, à présent nous sommes un petit pays d’Europe. Il serait peut-être temps de ravaler sa morgue et de redescendre quelques marches de notre prodigieux escabeau.

(…) si je m’en vais, me suis-je dit dans le fauteuil en fer, je ne fais tout de même que quitter un pays dont l’insignifiance absolue ne fait que me déprimer journellement au maximum. Dont les crétineries menacent chaque jour de m’étouffer, dont les imbécillités, même sans tenir compte de mes maladies, me détruiront tôt ou tard. Dont les conditions politiques et culturelles sont devenues, ces derniers temps, un tel chaos que chaque matin, quand nous nous réveillons, avant même de sortir du lit, nous en avons l’estomac retourné. Dont l’absence de besoins dans le domaine de l’esprit depuis longtemps ne désespère plus quelqu’un comme moi mais ne lui donne plus qu’envie de vomir, à dire vrai.5

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C’est le jour de Mendelssohn Bartholdy, le 27 janvier à quatre heures du matin, mais je ne suis pas en reste. J’achève mon livre sur Émile Derré. Il faut encore dégrossir l’ouvrage, mais immodestement, je peux croire avoir redonné vie à un artiste quasi inconnu de nos jours. Ce n’est pas un grand livre, juste une monographie incomplète qui n’intéressera pas foule. Ce n’est pas grave, je l’ai écrit en attendant mieux, voulu à un moment où je ne savais pas que ces notes deviendraient si importantes pour moi au point d’être précisément le mieux que j’attendais.

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Au début de son Carnet de notes pour une Orestie africaine, Pasolini annonce qu’il ne s’agit pas d’un film mais des notes filmées sur un film à faire qui par ailleurs ne sera jamais fait. Ce sont des notes (appunti en italien) pour et j’écris des notes aux. Je crois qu’il y a au départ, à la mi-mars l’an passé, cette volonté de se mettre en ordre de marche pour écrire un livre durant les semaines du confinement, classiquement un roman – bien que possédant encore trois manuscrits en attente d’éditeurs. Mais très vite le monstre m’a échappé comme il a échappé à tout le monde. Il y a dans l’idée de notes celle d’un inachèvement possible, c’est à la fois la menace et la grâce. La menace de ne plus faire que ça. La grâce dans la mesure où cet inachèvement est un vertige répétitif et quotidien, la tâche d’un Sisyphe écrivain.

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L’encagement est finalement repoussé de quelques jours, le Roi craint une explosion sociale et ne veut pas que les médecins lui forcent la main, mais il n’a d’autres choix que de se plier ou de porter la responsabilité d’un scénario à l’anglaise avec des milliers de victimes quotidiennes potentielles. Je ne voudrais pas être roi, mais je n’ai jamais voulu l’être. Le pouvoir m’a toujours semblé une malédiction, un arn messager qui modifie votre génome, vous avilit et vous rend perméable aux plus bas instincts. Partout où je le rencontre, je me tiens à distance, j’use de protocoles et de gestes barrières.

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Me voici désœuvré au sens propre du mot. À six heures du matin, je lis quelques pages de Thomas Bernhard en prenant le café. Vers sept heures trente, une vague clarté se fait derrière le mimosa. Il faut déjà partir et la journée toute entière se passe en supputations sur les annonces à venir. Nous sommes suspendus à ce seul fil de discussion.

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Séquence ubuesque en France, hier soir, le grand Chambellan, après des jours passés à nous préparer au pire, monte en scène pour nous annoncer : rien ! C’est à peine si la volte-face est commentée dans les médias qui ne s’infligent aucune autocritique pour avoir des jours durant relayés la peur. Ce n’est pas tant la prise de risque qui vise à maintenir un semblant de vie normale que l’absence de méthode qui finit par nous rendre fou qui me laisse sans voix.

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1 Jorge de Sena, Signes de feu.

2 António Ramos Rosa, Le livre de l’ignorance.

3 Doubler des caps lointains vers de soudains vastes paysages. Fernando Pessoa, Ode Maritime.

4 Thomas Bernhard, Béton.

5 Thomas Bernhard, Béton.

Notes aux confins (19)

Du 16 au 31 décembre

Si c’était la solitude que j’étais venu chercher ici, j’avais bien choisi mon île. À mesure que je perdais pied, j’avais appris à l’aménager en astiquant ma mémoire. J’avais dans la tête assez de lieux, d’instants, de visages pour me tenir compagnie, meubler le miroir de la mer et m’alléger par leur présence fictive du poids de la journée.1

L’heure de la transhumance, des réunions de famille, des retrouvailles, du sapin au salon même si la maison est vide à Noël. Un repère dans le temps, un signe de normalité pour une année difficile, dont on voudrait tourner la page. On sait bien que janvier nous cueillera à froid, sans flonflons, sans valse musette et sans accordéon, mais muselés pour un temps indéfini. Incorrigibles dans l’inconséquence, on préfère au fond une bonne gueule de bois à la monotonie des jours.

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Je me demande où se cache la force d’écrire, dans quel repli de soi elle s’accumule et se diffuse. Dans chaque vie d’écrivain, je lis l’histoire d’une singularité. Pessoa en avait des dizaines, mais il fait figure d’exception, presque de fou. La plupart du temps, nous ne sommes que deux, face privée et face publique, et pour l’écrivain il faut ajouter cet espèce de réduit où à la façon du Winston de 1984, il peut se retrancher, invisible aux autres, échapper aux polices de la pensée, à l’exception peut-être de celle ancrée dans sa tête qui nous fait obéissance et servitude.

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Partout un unique message : on vous autorise à regret les départs, mais soyez raisonnables même le roi a la Covid. Masqués ensemble, masqués à table, et si vous le pouvez auto-confinez-vous. La grande peur de l’an 2020 se diffuse jusque dans nos relations les plus intimes, au sein des familles et des générations. Pour le reste, nous savons à quoi ressemble un monde sans théâtre, sans cinéma, sans musée, sans bars ni restaurants, sans salles de fêtes ni discothèques, sans embrassades ni mains à serrer, sans contacts ni saveurs. Nous avons eu l’année pour en faire le tour, un interminable cauchemar dont on ne s’éveille pas.

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Dans la dernière quinzaine de décembre, je tire des perspectives pour l’année qui vient, chantiers, manuscrits, lectures mais toute chose est soumise aux aléas du temps, et à trop anticiper, trop rassembler de matériaux en vue d’une construction future, on prend le risque de l’assèchement, de vivre le 27 janvier à 4 heures du matin, ce que vit Rudolf le personnage de Thomas Bernhard dans Béton, incapable de commencer son livre sur Mendelssohn-Bartholdy auquel il a consacré une dizaine d’années de travail préparatoire. Or, rien n’est éprouvant comme cette paralysie au moment de franchir le pont, symptôme d’une médiocrité propre à l’artisan laborieux qui, en aucun cas, ne peut se fier à son génie, mais seulement à son travail.

Escrevo, talvez, para manter a nascente

aberta, embora nunca a possa… descobrir.2

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Brexit avec quelques jours d’avance, le Royaume-Uni isolé, une souche plus virulente de la Covid a été découverte, mais je vois mal comment un blocus pourrait nous protéger. Ce qui domine : la peur que janvier soit encore plus noir que décembre. De retour sous le Cagire aux flancs couverts de neige, nous tenons à distance les angoisses, mais à peine passée la grille le masque est obligatoire, ici la rase campagne n’est pas synonyme de liberté.

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La maison d’enfance, chaque fois que j’y reviens, je ne peux m’empêcher de me demander combien de fois encore j’en franchirai le seuil. Cette maison où nous avons grandi à trois. On sait bien que le temps est un grand dévoreur de monde, la vie n’est jamais en vacances. Je rejoins le centre ville à pieds, comme je l’ai toujours fait, une heure de marche dans mes pas. Ne rien omettre, tout observer, le chemin, le trottoir, la place avec son marché de Noël. Nous avons déjà perdu tant de choses, et nous perdrons celles-ci.

On ne voyage pas sans connaître ces instants où ce dont on s’était fait fort se défile et vous trahit comme dans un cauchemar. Derrière ce dénuement terrifiant, au-delà de ce point zéro de l’existence et du bout de la route, il doit y avoir quelque chose.3

*

Dans l’entretien qu’il a accordé à l’Express, on apprend finalement que la seule peur du roi, c’est l’extrême-gauche : Un mouvement d’extrême-gauche qui prône une violence anticapitaliste, anti-policière avec un discours structuré, idéologisé, et qui n’est rien d’autre qu’un discours de destruction des institutions républicaines, et notre mentor de conclure : Le désordre, ce n’est pas la liberté, mais bien la barbarie, qu’on se le dise. Quant à moi, je m’enorgueillis de faire partie de ce qu’il nomme une mélasse intellectuelle. Venant du roi, c’est me délivrer un certificat de bonne conduite.

Et moi je déclare que je suis écœuré à plein cœur à cœur débordant (…)

Je déclare que je me sens un goût subit et passionné pour les barricades et je voudrais être ours afin de manier aisément les pavés les plus gros (…)

Je déclare que le mot Justice est le plus beau, de la langue des hommes, et qu’il faut pleurer si les hommes ne le comprennent plus.4

*

J’ai couru les bouquinistes, déniché quelques littératures portugaises, Herberto Helder, Al Berto, Saramago, Agustina Bessa Luis… La température s’est écroulée et la Montagne Noire s’est éclaircie sur les sommets d’une fine couche neigeuse. Je peine à me réchauffer. C’est comme un temps mort, les dernières notes de l’année

*

Retour dantesque sur Oléron, après Bordeaux, au milieu de la tempête Bella, d’abord sous des trombes d’eau, puis après Saintes, balayé par les rafales, des branches plus ou moins grosses sur la chaussée. Une mer marron, déchaînée et très haute sous le pont, hostile à se croire perdu au large. Seules les voitures pouvaient encore traverser à allure réduite. Enfin la maison, froide, inhabitée depuis dix jours, où nous sommes réunis tous les quatre, ce qui, au fil du temps, se fait exceptionnel.

*

On dit que la colère s’apaise avec l’âge d’où vient qu’elle grandisse en moi au fil des saisons, des annonces gouvernementales, de l’incurie des politiciens. Seule, la distance, pourrait en venir à bout, de nouveaux paysages, de nouvelles langues, où je serais parfaitement étranger, totalement innocent. Mais partout la Covid, sibylle de notre temps, a rendu son verdict pour limiter nos horizons. Il ne nous reste que la plage pour rêver d’ailleurs.

J’ai lié les unes aux autres mes convictions et agrandi ta Présence. J’ai octroyé un cours nouveau à mes jours en les adossant à cette force spacieuse. J’ai congédié la violence qui limitait mon ascendant. J’ai pris sans éclat le poignet de l’équinoxe. L’oracle ne me vassalise plus. J’entre : j’éprouve ou non la grâce..

La menace s’est polie. La plage qui chaque hiver s’encombrait de régressives légendes, de sibylles aux bras lourds d’orties, se prépare aux êtres à secourir. Je sais que le conscience qui se risque n’a rien à redouter de la plane.5

*

Dernier jour de l’année sans autre horizon que la poursuite de l’épidémie. Tant pis, nous aurons le champagne, nous aurons le homard et le foie gras, de bons vins et l’ivresse trompeuse qui fait prendre les vessies pour des lanternes.

Alors il s’assit sur ce monde en ruines6 et observa…

No mar, no mar, no mar, no mar,

Eh ! Pôr no mar, ao vento, às vagas,

A minha vida !7

***

1 Nicolas Bouvier, Le poisson-scorpion.

2 J’écris, sans-doute, pour garder la source ouverte, même si je ne la trouve jamais. Antonio Ramos Rosa, O deus nu(lo). (Trad perso)

3 Nicolas Bouvier, idem.

4 Jules Renard, Journal.

5 René Char, Fureur et mystère, Calendrier.

6 Alfred de Musset, La Confession d’un enfant du siècle.

7 À la mer, à la mer, à la mer, à la mer, Eh ! Jeter à la mer, au vent, aux vagues, Ma vie ! Fernando Pessoa, Ode maritime.

Notes aux confins (15)

Du 16 octobre au 31octobre.

Et dans cette ville inerte, cette foule criarde si étonnamment passée à côté de son cri comme cette ville à côté de son mouvement, de son sens, sans inquiétude, à côté de son vrai cri, le seul qu’on eût voulu l’entendre crier parce qu’on le sent sien lui seul ; parce qu’on le sent habiter en elle dans quelque refuge profond d’ombre et d’orgueil, dans cette ville inerte, cette foule à côté de son cri de faim, de misère, de révolte, de haine, cette foule si étrangement bavarde et muette1.

Je voudrais arrêter d’écrire ces notes, fin de partie, tout serait à nouveau comme avant, ni masques ni couvre feu, on pourrait se retrouver, se serrer les mains, s’embrasser, aller au spectacle, programmer ses vacances, à la place de quoi, nous nous enfonçons à une vitesse incontrôlable sans perspective de freiner la chute, sans espoir de sortir du trou. Et pour nos enfants, le poids est encore plus lourd à porter. Ce sont des vies marquées au fer rouge, de nouvelles pauvretés, sociales, culturelles, économiques, et le constat glaçant des politiques inhumaines et totalitaires. Il ne s’agit ni de nier la maladie ni de ne pas se protéger et protéger les autres, il s’agit de dire haut et fort combien nous sommes à la botte d’une bande d’incapables qui gèrent par le mensonge et la peur.

*

Pour comble de tout, ce matin sur toutes les unes, ce crime odieux, ce fanatisme religieux qui gangrène nos sociétés, ce dévoiement du Coran qui en fait une arme de guerre pour des esprits malades qui font peser la suspicion sur toute une communauté, cette voie ouverte à la haine de l’autre. Et les trésors de compréhension qu’il faut déployer pour convaincre de ne pas céder au penchant naturel, de ne pas mettre tout le monde dans le même sac et prononcer l’ostracisme. Cet effort que chacun de ces actes barbares ruine davantage.

*

Les grandes marées, un froid soleil de la partie. Les citadins sont revenus en nombre, fuyant les couvres-feu et à l’aube, j’ai déclamé d’un trait le Cahier d’un retour au pays natal, pour moi seul, dans l’intimité de la chambre du fils qui me sert d’atelier. Tout, partout nous repousse, mais s’il faut vivre, vivons debout. J’ai pensé à toi, petite sœur, combien j’ai pensé à ton courage et ta force, j’ai eu le cœur brisé d’y penser. Et nous marchons sur la laisse de mer, jusqu’aux confins, où l’océan reprend ses droits. Là-bas, on est comme hors du monde et rien n’est plus nécessaire qu’être hors du monde à cette heure, de le tenir à distance et comme en respect.

*

Pendant qu’ils manifestaient en mémoire de Samuel, nous marchions sur les dunes les yeux plantés dans le bleu, un peu trop loin de tout, un peu trop insulaires, dans cette solitude dont j’ai fait mon refuge, qui ne se laisse approcher qu’à distance et qui parfois a tout d’un égoïsme, je crains que la seule compassion dont je sois capable passe à travers les mots.

Des mots ? Quand nous manions des quartiers de monde, quand nous épousons des continents en délire, quand nous forçons de fumantes portes, des mots, ah oui, des mots ! Mais des mots de sang frais, des mots qui sont des raz-de-marée et des érésipèles et des paludismes et des laves et des feux de brousse et des flambées de chair, et des flambées de villes…2

*

Nous sommes épargnés, ce quotidien inhumain qui sévit dans les grandes cités nous est parfaitement étranger, plus encore en période de vacances où l’on oublie, pour peu qu’il n’y ait aucune course à faire, même le port du masque. Ce n’est pas sans mal que j’imagine les longues queues devant les centres de dépistage et aussi le silence des nuits dans les rues de Toulouse, et s’il m’arrive de me sentir coupable de me tenir debout sur un rocher, je me console, sachant que là je suis à ma tâche, mon travail de vigie océanique. Le prix à payer, le silence, le retrait, la solitude, certains n’en voudraient pas, mais je ne veux rien des villes sinon quelques jours par an pour me plonger dans ce tourbillon qui m’épuise. Ver é estar distande3.

*

Réveillé avec le jour, à la table de travail, l’esprit vide sans élan, toute la fatigue du monde sur les épaules. Je fixe l’écran de l’ordinateur avec dégoût. Une journée à remuer la terre, à forer des puits, à couper du bois, à ahaner des heures dans une sorte d’hébétude apaisante, et surtout ne pas croire qu’il y a quelque intérêt pour les autres ou pour moi à ajouter des lignes à la somme trop grande des lignes déjà écrites. À contre-pieds du jour d’avant, je ne suis missionné en rien.

Mais je porte en moi tout

ce que je récuse. Je sens

se coller à mon dos

un lambeau de nuit ;

et je ne sais comment me tourner

vers l’avant, où le matin

se lève.4

*

Nuit venteuse, la maison, la charpente, les volets grincent, ce doit être l’effet de la tempête Barbara qui souffle sur les Pyrénées. Les nouvelles de l’épidémie sont mauvaises, le compteur des morts s’affole à nouveau et je m’inquiète d’un reconfinement devenu probable. L’Irlande et le Pays de Galle l’ont déjà décidé. Je me suis perdu seul dans la Passe Saint-Séverin. C’est l’endroit le plus hanté de l’île, des ruines de blockhaus sous les chênes verts comme des temples Maya dans la forêt vierge, une dizaine de ces mastodontes de béton devenus lieux de cérémonies sauvages, mais dans la grisaille et le vent seulement des fantômes, la photographie d’un jeune homme et une lampe votive près d’un mur, plus loin une stèle érigée il y a 50 ans à la mémoire de deux enfants noyés à La Perroche. Quels drames encore ?

*

C’est sur un banc de Rochefort à côté de la statue de Loti, que nous avons appris les nouvelles mesures, les 46 millions de français sous couvre-feu, les 54 départements, les 41 000 tests positifs en 24 heures, les 165 décès du jour, assommés par les nombres, révoltés, résignés, le moral en berne. Como se a vida fosse isso5. Le monde est trop étroit, j’ai besoin d’air. Nous partons après-demain pour le sud et l’amitié, quelques jours avant qu’il ne fasse trop noir.

Ah, seja como fôr, seja para onde fôr, partir !

Largar por aí fora, pelas ondas, pelo perigo, pelo mar,

Ir para longe, ir para Fóra, para a Distância Abstrata,

Indefinidamente, pelas noites misteriosas e fundas,

Levado, como a poeira, plos ventos, plos vendavais !

Ir, ir,ir,ir de vez !6

*

Quand je vois le déchaînement de propos haineux envers les musulmans, tous dans le même sac, depuis l’attentat de Conflans ou les gens qui ont quelques sympathies pour eux taxés par un ministre d’Islamo-gauchistes, quand je vois ce gouvernement chasser toutes voiles ouvertes dans les marais du Rassemblement National, je me dis que les intégristes ont de beaux jours devant eux, un seul d’entre ces fous suffit à désigner l’autre comme ennemi, permet les amalgames les plus grossiers. Et c’est ça la France, ce bon vieux quant à soi qui voudrait s’imposer à tous, et qu’on observe, depuis les frontières avec une moue de dégoût et de pitié.

*

Même ici, même insulaire, je ne peux me tenir à distance et n’être qu’à ma tâche. Sans télé, sans radio, c’est encore trop de lire les nouvelles sur l’écran de l’ordinateur, et sans cesse freiner la colère, lutter contre l’abattement, et ne pas être pour autant un homme qui accepte7. Ce temps de détresse me rapproche-t-il ou m’éloigne-t-il du but que je me fixe chaque matin depuis tant d’années ? Ai-je finalement trouvé dans ces notes fragmentaires, une façon de dire qui soit tout à la fois la forme recherchée et l’engagement désirée ? Peut-être.

Il n’y a qu’une lèpre humaine pire que le despotisme, c’est la lâcheté. Lâcheté individuelle ou collective, qui recule devant la force ou devant les faits. De façon singulière ou plurielle, cachée ou découverte, la vie réclame de nous tous la même exigence : l’exercice quotidien du courage et du risque. Et quand la peur nous envahit, quand nous nous refusons à ce salutaire exercice, nous perdons -en tout ou en partie- cette dignité minimum qui distingue l’être humain de la bête et le groupe du troupeau8.

*

Se réveiller dans une maison inconnue mais amie, à six heures du matin, tranquille comme Baptiste, la journée devant soi. Une maison chaleureuse où l’on peut sinon oublier du moins partager les jours insupportables que nous traversons, jours gris, jours noirs. Dans Le Miroir, le poète Arseni Tarkovski, le père d’Andreï, dit : Habitez la maison et elle ne s’effondrera pas. On est ici dans une maison solide et tellement habitée que rien ne l’atteindra.

*

La catastrophe redoutée est là, certaine. Les indicateurs se sont emballés, et le reconfinement est à nos portes. Les mesures les plus diverses filtrent à travers les radios, c’est la façon étatique de nous préparer au pire, et le pire sera de poursuivre le travail, l’école, et le reste du temps rester enfermer, nouvelle conception des travaux forcés. Nous sommes comme sidérés devant l’écroulement de notre monde. Novembre n’est pas encore là et l’hiver s’annonce interminable.

*

Au bar le Cagire, sur la place d’Aspet, une clientèle clairsemée mais fidèle se presse autour de l’unique exemplaire de La Depêche, les commentaires vont bon train, mais personne ne fanfaronne, le temps est à la résignation même si la colère et le désespoir sont perceptibles. La Une du journal douche les meilleures intentions : Le virus hors de contrôle. On sent qu’il doit y avoir ici de grands éclats de voix que la patronne derrière le comptoir n’est pas la dernière à provoquer, mais le cœur n’y est pas et l’on ne sait plus à qui adresser ses remontrances, au ciel ou aux hommes. On se sépare sans lendemain. L’après-midi, les gendarmes sont venus fermer le bar.

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La route du Val d’Aran, nous sommes en Espagne et le portrait est identique, la frontière invisible mais les bars et les restaurants fermés, à Bossòst, à Viella, il devrait y avoir foule, des français venant profiter des prix du tabac ou de l’alcool, mais non, c’est presque désert, la Catalogne aussi est sous cloche. Nous mangeons dans un jardin plein d’enfants, je me souviens qu’ici en octobre 1944, plusieurs milliers de vétérans de la Guerre d’Espagne tentèrent d’amorcer une reconquête du pays qui ne dura que cinq jours et fut un terrible échec, plusieurs centaines y perdirent la vie et la résistance à Franco fût durablement décapitée.

*

Dernier jour de liberté. Nous l’avons passé en montagne, au Port de Balès où s’ouvre l’horizon sur toute la chaîne. Nous avons goûté l’air et rempli nos yeux sachant trop bien que le retour nous attendait, la séparation, l’isolement. Les problèmes insolubles que posent le nouveau confinement, nous les avons oublié un moment près des neiges. Si la phrase :  » avoir le cœur gros  » a un sens, alors j’ai eu le cœur gros durant tout le voyage de retour. À Bordeaux, cours de l’Yser, les bars Portugais étaient toujours ouverts, on y faisait de la vente à emporter pour pouvoir maintenir un semblant de vie sur le trottoir. C’était la nuit à Oléron. Les vannes se sont ouvertes sans prévenir. J’ai pleuré.

Thierry Guilabert

***

1 Aimé Césaire, Cahier d’un retour au pays natal.

2 Idem

3 Voir, c’est être loin. Bernardo Soares (Fernando Pessoa) idem.

4 Nuno Júdice, Méditation sur des ruines.

5 Comme si la vie c’était ça ! Fernando Pessoa, Ode maritime.

6 Ah, n’importe comment, n’importe où s’en aller ! / Prendre le large, au gré des flots, au gré du danger, au gré de la mer, / Partir vers le Lointain, partir vers le Dehors, vers la Distance Abstraite, / Indéfiniment, par les nuits mystérieuses et profondes, / Emporté, comme la poussière, par les vents, par les tempêtes ! / Partir, partir, partir, partir une fois pour toutes ! Fernando Pessoa, idem.

7 Aimé Césaire, idem.

8 Miguel Torga, Diario, 23/09/1966.

Notes aux confins (14)

Au 15 octobre

Cent fois je l’aurai dit : ce qui me reste est presque rien ; mais c’est comme une très petite porte par laquelle il faut passer, au-delà de laquelle rien ne prouve que l’espace ne soit pas aussi grand qu’on l’a rêvé. Il s’agit seulement de passer par la porte et qu’elle ne se referme pas définitivement1.

La tempête menace la nuit prochaine et la suivante. Nous ne devrions pas être les plus impactés, le Morbihan est en ligne de mire mais les trajectoires toujours difficiles à apprécier requièrent de la vigilance. Octobre s’ouvre tristement avec une unique obsession sanitaire depuis mars et pas la moindre perspective de retour à la normale, l’état d’urgence prolongée jusqu’en avril.

*

De longues marches en forêt quasi quotidiennes, rythment la semaine, si l’on en croit Vincenot, l’homme qui marche ne peut être asservi, alors nous marchons entre l’Ecussière et Vert Bois, et retour. Nous connaissons par cœur le chemin, les branches à éviter, les racines piégeuses, où reprendre son souffle et où allonger le pas. Les points de vue qui s’ouvrent sur l’océan et les passages étroits où la forêt se ferme. Et ainsi, il ne s’éloignait pas de son travail, eût-on dit, mais celui-ci l’accompagnait ; comme si, très loin pourtant de sa table, il y était toujours à l’œuvre2.

*

Les vols pour Porto annulés, il faut décaler au mois de février. Ce voyage au Portugal est en passe de devenir l’Arlésienne, toujours repoussé, toujours fantasmé. Les compagnies aériennes ont beau faire croire que la situation est revenue à la normale, il n’en est rien, nombre de vols qu’elles proposent sont purement virtuels, sans avions car cloués au sol, sans équipages, ils pointent au chômage. Chacun mise sur l’espoir que demain, dans six mois… Je finis par penser que pour voyager il n’y aura d’autres solutions que de prendre la voiture et de traverser toute la péninsule ibérique. Sinon comment faire ? Passer mon temps à rêver ce qui n’adviendra pas ? Le monde est devenu étroit, il faudrait se retirer sans se replier3, et partout ce ne sont que que replie sur soi et renoncement.

*

Il a fallu rallumer le chauffage, 17 degrés à l’intérieur, sans soleil et sans espoir d’en avoir, au milieu de la pluie, de la traîne de la tempête Alex qui a ravagé le sud-est du pays, nous ne tenions plus. C’est trop tôt mais comment faire ? Il fait nuit en plein jour, nous sommes dans l’hiver pour les six prochains mois. Et puis l’après-midi, le soleil a fait une apparition le temps de notre marche en forêt, les Clématites des haies étaient comme cotonneuses, la lumière jouait sur les troncs et le sol couvert d’aiguilles de pin. La certitude d’être chez soi, le lieu où vivre et la part précise de l’homme4.

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La météo est toujours aussi dégradée et les informations aussi calamiteuses qui me donnent parfois l’impression de ne plus rien comprendre à ce monde, d’être en complet décalage de manquer de lucidité, quand partout on répète les mêmes discours, les mêmes menaces, le danger formidable qui nous cerne, nous réduit, nous accule, nous confine, nous reconfine, et moi je me refuse à trouver ça normal, à obéir, à accepter sans rechigner, mauvais sujet, mauvais citoyen, mettant en doute les préceptes officiels qui régissent notre nouvelle vie, auxquels il faut se plier, on n’a pas le choix, c’est sans appel, c’est ainsi, on rogne vos libertés, mais pas de bon cœur, non, on ne peut pas faire autrement. Allez travailler ! Rentrez chez vous ! Consommez ! Mais surtout pas de voyages, pas de rassemblements, pas de repas de famille, d’embrassades et autres coutumes barbares, non ! On tourne en rond. Je tourne en rond. Et pendant ce temps, on vote pour sauver la betterave et son industrie, le retour des néonicotinoïdes tueurs d’abeilles.

*

Écrire, la seule résolution prise dans ma jeunesse à laquelle je me sois tenu depuis quarante ans, au point que je pourrais très bien reprendre la formule de Beckett : Bon qu’à ça, et ça indépendamment de la qualité, de la notoriété, de la réussite, de tous les attributs qui conditionnent une vocation pour la plupart des gens. Bon qu’à ça, et ça vaudrait ou ne vaudrait rien, mais ça me tirerait du lit chaque jour sans rechigner ni renâcler, sans même envisager que ce pourrait être autrement, différent, loin de moi. Et ainsi jusqu’à la fin, j’ai peu de temps pour réapprendre le monde. Voir un jaune, un bleu comme un peintre lui-même ne les voit plus5.

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Les grandes œuvres de Vergilio Ferreira, Pour toujours, Jusqu’à la fin, Au nom de la terre, Ton visage, et Lettres à Sandra, publiées dans les quinze dernières années de sa vie, de 65 à 80 ans, infirment l’idée d’un auteur qui n’aurait plus rien à dire de nouveau dans son grand âge, à l’inverse s’y forgent les thèmes du deuil et de la solitude qui font la puissance de ses livres. Y a t-il plus grand défi que celui de l’absence, du silence et de la mort toujours plus proche ? Ce combat, chacun le mène seul, et il n’est d’autre moment pour l’écrire.

*

Il n’y a plus de visages, il n’y a que des masques, l’accès au visage est d’emblée éthique disait Lévinas, et d’emblée notre éthique s’en trouve modifiée. Je marche dans la rue Sainte Catherine à Bordeaux, entre vous et moi de la distance, encore plus de distance. Je ne vous reconnais pas, je ne reconnais pas votre expression, votre sourire, votre tristesse, cette pauvreté essentielle, cette nudité, cette fragilité de la peau exposée à l’autre. Je ne sais plus rien de vous. Vous êtes fermés, votre visage est fermé, claquemuré, lèvres effacées, bouche effacée, nez effacé, humanité en berne, réduite aux masques antiques qui figeaient un caractère, aux masques mortuaires.

Et parfois, en pleine rue – alors que personne ne m’observe, en fin de compte-, je m’arrête, hésite, cherche une sorte de nouvelle dimension, une porte soudain ouverte sur l’intérieur de l’espace, sur l’autre côté de l’espace, où je puisse échapper sans délai à ma conscience des autres, à mon intuition par trop objective de cette réalité qu’est l’âme vivante des gens qui m’entourent6.

*

Il suffit de se promener dans le quartier commercial d’une grande ville pour comprendre combien les mesures interdisant les rassemblements et les manifestations sont iniques et hypocrites. Un flot ininterrompu de bordelais masqués parcourt dans les deux sens la rue Sainte Catherine, des milliers de gens, bien davantage que dans n’importe quelle manifestation, mais eux, ni ne protestent ni n’invectivent le gouvernement, eux font partis de la France qui se tient sage et consomme et ont le droit, le devoir de battre le pavé afin d’alimenter le moteur, le seul moteur qui vaille, le sacro-saint dieu de l’argent, du pognon, de la thune, du pèze, du flouze, du fric.

*

Remonter le Cours de l’Yser en direction du marché des Capucins, le campanile de Saint-Michel planté dans l’axe, loin du Bordeaux de la Bourse et des beaux quartiers, c’est un peu comme remonter le Douro. Les noms fleurent le Portugal, le Maravillas, l’Adega Lusitana, Casa Pepin, le Contraste, Churrasqueira O Bom Petisco. Devant les bars, les trottoirs sont annexés par une clientèle masculine, la diaspora du bom povo português refait le monde, le dernier match du Benfica ou du Porto FC. On parle fort, dans un portugais populaire dont je ne saisis qu’un mot entendu au passage, jamais plus, et c’est à peine si l’on s’écarte quand un piéton remonte la rue et traverse les terrasses improvisées. Plus loin, ce sera l’Afrique noire, le Maghreb, mais dans cette portion du Cours de l’Yser, c’est le Portugal loin du Portugal, celui de l’exil et des travailleurs immigrés, celui qui n’a pas changé depuis cinquante ans, arque bouté sur le souvenir de sa terre et de sa gloire ancienne. Un jour, j’irai prendre uma bica ou uma cerveja dans l’un de ces troquets, j’irai entendre leurs voix, leurs accents, juste pour le plaisir de me sentir ailleurs, loin de France.

*

En l’espace de quelques jours l’automne s’est installé, les champignons bordent le sentier étroit secret profond que nous empruntons le plus souvent. On ne se lasse jamais de cette marche, côté forêt puis côté océan, l’odeur des pins, la musique du ressac et personne, presque personne. Mon harmonie à moi résulte de l’intégration de l’universel dans les limites de ce paysage austère7. Rien ne rappelle la morosité du monde, les zones d’alertes maximales, la rhétorique de la peur. L’impression d’être ici comme dans une réserve indienne, libres mais cernés de toutes parts, ce qui n’est pas loin d’être la définition même d’une île.

*

Nouvelle séquence de supputations, d’annonces présidentielles, de décisions pour faire face à la deuxième vague en attendant les suivantes. Le mot qui a la préférence des journalistes parmi les mesures liberticides qu’il est bon ton de prendre : couvre-feu. Ça fleure bon la Wehrmacht, l’occupation et la traversée de Paris par Gabin et Bourvil, couvre-feu, à l’origine il s’agissait de recouvrir les feux pour éviter les incendies nocturnes, aujourd’hui il s’agit de mettre la jeunesse France au pas, d’éviter qu’elle ne propage le virus par ses allers et venues. Elle a bon dos la jeunesse France. Elle est bien sage et bien respectueuse. Elle est sans doute responsable de l’état délabré de nos hôpitaux, du manque de moyens, des choix calamiteux, de la pauvreté galopante et du chômage, en un mot, de tout.

*

Quelle efficacité pour ce reconfinement nocturne des grandes métropoles ? Qui a encore confiance en ces gens ? Ils tâtonnent à mesure sans jamais revenir sur les causes fondamentales de leur incurie qui, chacun le sait, sont économiques. Il n’est qu’un système, qu’une voie, disent-ils, et nous perdons pied. Jamais ils ne rendent compte, jamais d’inventaire, pas même d’élections puisque déjà nous savons qu’ils se prétendront ultime rempart contre le fascisme et confisqueront ainsi la possibilité d’un vote. Et ce sera le même orgueil, la même suffisance, cette morgue qu’il porte sur le visage quand il s’adresse au peuple comme à ses enfants… Pas si vite ! Quand on est à genoux, il reste un choix : ou se coucher ou se dresser.

Venez : de ce quai que l’hiver a dévasté,

que les bateaux ne recherchent plus, ni les oiseaux, ni

la plus folle des prostituées d’autrefois ; et

apportez un refuge d’ombres surchauffées

vos lèvres, une contagion de l’âme à la fatigue

des corps, le poids d’une lueur dans l’obscurité

des yeux8.

***

Thierry Guilabert

1 Philippe Jaccottet, Semaison I.

2 Peter Handke, Après-midi d’un écrivain.

3 Georges Didi Huberman, Survivance des lucioles.

4 Yves Bonnefoy, L’arrière-pays.

5 Vergilio Ferreira, Para sempre.

6 Bernardo Soares (Fernando Pessoa) Livro do desassossego.

7 Miguel Torga, Diário 9 juin 1954.

8 Nuno Júdice, Un chant dans l’épaisseur du temps.

Notes aux confins (13)

Du 13 au 30 septembre

Uma lingua é o lugar donde se vê o mundo e de ser nela pensamento e sensibilidade. Da minha lingua vê-se o mar. Na minha lingua ouve-se o seu rumor como na outra se ouvirá o da floresta ou o silêncio do deserto. Por isso a voz da mar foi em nós a da noise inquietação.1

Hier fût une journée aussi simple que parfaite, lecture, bain, un tour au marché. L’impression d’avoir le temps. La veille le Manitou en second avait parlé, après deux jours de menaces, pour ne rien dire. Ce matin a huit heure trente précise, les coups de fusils ont résonné en pétarade. La chasse était ouverte.

*

Travaillé une bonne partie du dimanche sur Émile Derré pour le livre qui m’occupe jusqu’en décembre. Sa vie est quasiment une feuille blanche, quelques articles, des chapiteaux, des bustes, l’image du groupe sculpté Réconciliation. Mais de ses années de bohème à Montmartre, de son suicide à Nice, c’est le roman d’une existence qu’il faut inventer, s’inspirant peut-être de celle misérable que Mac Orlan vécu sur la butte, lui qui disait écrire pour ne pas devenir assassin.

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Israël devient le premier pays à « reconfiner » sa population pour trois semaines. L’automne n’a pas commencé que déjà l’idée fait surface d’un possible retour aux mesures extrêmes. Où en serons-nous dans un mois, quand le temps du voyage approchera ? C’est inimaginable, donc je dois l’imaginer malgré tout2. C’est tout ce à quoi je pense entre deux et trois heures du matin quand la rumeur du ressac, indifférente aux menaces, me tient entre deux rêves.

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Quand on lit dans la presse une tribune de médecins appelant à Siffler la fin de la récré pour nous responsabiliser sur les gestes barrières, le masque etc. on n’a plus de doute sur la force d’infantilisation du citoyen par les pouvoirs sanitaires. Ils savent, moi pas, ils décident, moi pas, ils contrôlent, moi pas. Ce n’est plus : Tout le pouvoir aux Soviets mais Tout le pouvoir aux toubibs. Et quand une voix discordante se fait entendre pour dénoncer la communication de la peur, la soumission des médias, les revendications sociales muselées, on passe pudiquement à autre chose, l’air gêné ou l’air de celui qui n’a rien vu ni entendu.

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Chaque fois que possible, nous allons nous baigner sur la plage désertée du Treuil. Le calme règne. Pas de masques. Comment ne pas songer à Rimbaud, à ces mots prophétiques découverts il y a si longtemps : Quand le monde sera réduit en un seul bois noir pour nos quatre yeux étonnés, – en une plage pour deux enfants fidèles, – en une maison musicale pour notre claire sympathie, – je vous trouverai3. La fragilité des heures, c’est se dire que demain, demain peut-être l’automne débutera et ce sera fini. Quoique la plage demeure un refuge, même hors-saison, et que marcher en bord d’océan, presque seul au monde soit un acte de résistance à la mauvaiseté des jours.

La forme ainsi entendue serait comme un lieu malgré tout : un passage inventé, une faille pratiquée dans les impasses que veulent créer les lieux totalitaires, ces lieux malgré l’homme organisés pour son anéantissement. Inventer un lieu malgré tout, une « parcelle d’humanité »:voilà bien ce qu’une ruse de la raison, voilà peut-être ce qu’une certaine invention poétique permettent quelquefois, comme une légère déchirure dans le désespoir, un passage pratiqué dans la dureté du monde historique.4

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Repas chez des amis, libertaires, anciens communistes, tous dans le même désarroi de voir s’installer à demeure ce que le philosophe italien Giorgio Agamben nomme l’État d’exception, une habitude depuis 2015, les libertés individuelles ou collectives, les droits bafoués au nom de la lutte anti-terroristes hier, à présent la lutte sanitaire et demain on ne sait pas. Libertés qui cessent, qu’on oublie, muselés que nous sommes, qui disparaissent de n’être plus en usage, obsolescence programmée, totalitarisme qui avance masqué. La création d’un état d’urgence permanent (même s’il n’est pas déclaré au sens technique) est devenue l’une des pratiques essentielles des États contemporains, y compris de ceux qu’on appelle démocratiques5.

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Je fais ce rêve depuis des années : j’habite une grande maison délabrée à la charpente apparente, la hauteur est impressionnante, une dizaine de mètres. Il pleut, il pleut dans la maison, et je ne parviens jamais à réparer les fuites, je ne peux rien faire d’autre que constater que c’est une maison qui prend l’eau. On dirait un film de Tarkovski, Le Miroir ou Stalker, ce n’est pas un rêve agréable, il y a de l’impuissance à aller contre les éléments, la peur que la maison finisse par disparaître, la certitude que la maison disparaîtra, ruinée par l’eau, la végétation, la terre elle-même. Je me souviens de la phrase d’Alain Corbin : La ligne des rivages n’est en fait qu’une ruine6

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Automne, le vrai, celui qu’on nous promet depuis plusieurs jours avec la pluie, le vent, c’est pour bientôt, c’est là, pour cet après-midi vous dis-je. En attendant la réalisation des augures, le ciel du matin sur la route des huîtres, est à coup sûr peint par Turner. Un mois que j’ai repris le chemin du collège, et dans un mois Porto. Je me sens étrangement bien, serein, exactement à l’endroit où je dois me trouver à six heures du matin, un sentiment de plénitude qu’une mouche bruyante vient me disputer. Sans doute ça ne va pas durer, le grain de sable, le satané grain de sable chargé de me rappeler à l’ordre, sans doute.

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Une tornade comme on en voit sur les plaines du Nebraska, dans la Tornado Alley, a frappé le Château d’Oléron hier à 16H30, certains disent une trombe marine. Les images du phénomène sont impressionnantes mais les dégâts limités : quelques toitures, quelques véhicules renversés, pas de victimes. Moi, je n’ai vu que des trombes d’eau. Un premier coup de vent, le temps change. Brusquement c’en est fini de l’été. Au même instant le gouvernement met sous couvercle sanitaire la plupart des grandes villes du pays, les réunions limitées à dix personnes, les bars et restaurants fermés totalement ou partiellement. Plus aucune possibilité de manifester dans la rue, le champ libre, l’état d’exception dans sa pleine mesure. Com isto ou sem isto a vida dói-me7.

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Un grand vent a passé sur Oléron cette nuit, et l’aube m’oblige déjà à me couvrir. J’entends, juste derrière le mur, les bourrasques mêlées de pluie. La bascule est d’une brutalité sans borne. J’aurais aimé quelques jours de sursis. Sans doute reverra-t-on le soleil, mais fugitivement, presque clandestin. Le vent appuie sur la fenêtre, hurle dans les nuées, pour ça aussi j’aime cette île, je ne le nierai pas, pour cette sauvagerie qui renaît, cette sensation primitive d’être à la merci des éléments, soumis à plus fort que soi, si aisément oubliée dans les villes remparts. J’ai besoin d’être fragile face à ça, dans la main du destin ou de je ne sais quelle divinité cruelle dans le sillage d’Ulysse. Talonné au juste par quoi ? Par rien, mais ce rien est tout-puissant8.

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Le froid ce matin me saisit, j’essaye en vain de rassembler mes pensées et je frotte mes mains entre elles. Il est resté quelque chose du flot de mauvaises nouvelles qui chaque jour, chaque soir se répand comme une insidieuse nappe de brouillard, nombre de cas, nombre de morts. À hue et à dia nous avançons dans le marécage, nous enfonçons à perdre pied. Je plonge dans mes livres, demande comme toujours une aide, une main secourable, une phrase à quoi m’accrocher, Tous les habitants de cette maison dorment sans doute ; sauf un ou deux que tient éveillés, comme moi, la pensée de cette prodigieuse erreur dans laquelle ils se trouvent impliqués9.

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Il a fallu faire du feu pour supporter le froid précoce. Dans les Pyrénées la neige tombe déjà. Octobre, après-demain. J’ai enregistré les vols pour Porto comme on prononce un exorcisme, ne sachant pas si d’ici un mois la frontière serait toujours ouverte. L’épidémie généralisée, hors de contrôle malgré le port des masques, les mesures barrières, tous ces mots inconnus il y a six mois et qui font notre quotidien, et au travail faire semblant que tout est normal ou presque. Dans quel monde vivons-nous à présent ?

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Tous les vendredis soir, deux heures durant, nous dessinons une ligne de défense, une ligne téléphonique qui relie l’île à un village pyrénéen, une vieille ligne que le confinement a fait resurgir et qui de semaine en semaine est devenue plus forte, plus solide, indispensable. Nous vidons notre sac, nous partageons les jours, nous parlons des enfants, des projets, de la vie, et cette force qui nous relie en ces temps de disette, c’est la survivance des lucioles, c’est un reste d’humanité qui ne veut rien céder aux injonctions totalitaires, c’est l’amitié contre le coup de Trafalgar.

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Je voudrais que tu regardes autour de toi et que tu prennes conscience de la tragédie. En quoi consiste la tragédie ? La tragédie est qu’il n’y a plus d’être humains, mais d’étranges machines qui se cognent les unes contre les autres. Ainsi parlait Pasolini dans un ultime entretien quelques heures avant d’être assassiné sur la plage d’Ostie. Pour cet entretien, il avait choisi un titre : Nous sommes tous en danger.

Thierry Guilabert

1 Une langue est un lieu d’où l’on voit le monde, le pense, le ressent. De ma langue, on voit la mer. Dans ma langue on entend sa rumeur comme dans d’autres on entendra celle de la forêt ou celle du silence du désert. Ce pourquoi la voix de la mer fût, pour nous, celle de l’inquiétude. Vergilio Ferreira, Espaço do Invisível. (Trad perso)

2 Georges Didi-Huberman, Écorces.

3 Arthur Rimbaud, Illuminations.

4 Georges Didi-Huberman, Essayer Voir.

5 Giogio Agamben, État d’exception.

6 Alain Corbin, Le territoire du vide.

7 Avec ou sans ça la vie me fait mal. Bernardo Soares, O livro do desassossego. (Trad perso)

8 Louis-René des Forêts, Ostinato.

9 Philippe Jaccottet, L’Obscurité.

Notes aux confins (12)

Du 25 août au 12 septembre

Passávamos, jovens ainda, sob as árvores altas e o vago sussurro da floresta. Nas clareiras, subitamente surgidas do acaso do caminho, o luar fazia-as lagos e as margens, emaranhadas de ramos, eram mais noite que a mesma noite. A brisa vaga dos grandes bosques respirava com som entre o arvodero. Falávamos das coisas impossíveis ; e as nossas vozes eram parte da noite, de luar e da floresta. Ouviamo-las como se fossem de outros.1

Un mouvement de reflux s’opère, lentement mais sûrement l’île débute sa mue vers l’automne. Presque personne sur la plage, encore moins dans l’eau. Il bruine, sensation unique de recevoir cette pluie sur le visage alors qu’on a le corps plongé dans l’océan. La première journée de travail s’efface sans traces, presque indolore, alors même qu’elle a mis en évidence, que rien ne s’achève, tout continue, que la Covid dicte chacune de nos décisions, soumet à son bon vouloir toute l’organisation de cette rentrée… Mais pas ce soir.

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La reprise est toujours l’occasion d’une intense période d’écriture, de septembre à décembre j’épuise la force créatrice d’une année entière, levé à six heures, écrire jusqu’à sept, se préparer, faire sa journée au collège, rentrer, lire. Durant quatre mois, je tiens le rythme. À partir de janvier ce n’est plus le même entrain, les mots se font rares, difficiles. Comme Sollers qui lit dans ses pages manuscrites son état mental : si son texte est couvert de ratures c’est qu’il va mal ; je connais par habitude le biorythme de mon écriture.

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J’observe à nouveau le peuplier depuis la porte de mon bureau, les feuilles dans le vent qui ne tarderont pas à tomber. Je me promène masqué dans le couloir, je ne m’habitue pas. Bientôt, les professeurs, les élèves, et toutes les difficultés qui accompagneront forcément cette rentrée hors-norme. Le Diarios annonce que le Portugal entrera en état d’urgence au 15 septembre. Partout, le nombre de cas explose. Sera-t-il même possible d’aller à Porto dans deux mois ?

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Depuis le début de la semaine, entrée en phase d’écriture, levé, café au bureau, j’avance mon texte presque sans difficulté, le corps entier participant à cette discipline. Une heure plus tard, la séance terminée, il est temps de se rendre au collège mais ma journée est faite, gagnée, je suis celui que je veux être. Parfois, cet état ne passe pas la grille, l’entrée des enseignants. Les bons jours il se prolonge quelques heures. Les mauvais, le fantôme de Fernando m’agresse au détour du chemin : Je vois clairement aujourd’hui que j’ai échoué, et je m’étonne seulement, parfois, de n’avoir pas prévu que j’allais justement échouer. Qu’y avait-il donc en moi qui annonçât une victoire ? Je n’avais ni la force aveugle des vainqueurs, ni la vue pénétrante des fous… J’étais lucide et triste comme une journée glacée2.

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J’ai eu le malheur d’écouter le journal à la radio, ce qui ne m’était plus arrivé depuis le confinement, et bien rien n’a changé, une demi-heure d’informations uniquement consacrées à la Covid, et puis la météo. Il ne se passe rien d’autre, ni conflits ni luttes, pas même un peu de culture. Une seule voix nous guide, la voix sanitaire, la voix de son maître. Un monde à sens unique qui prévaut à travers les médias et que je ne veux pas reconnaître comme mien. Autant dire que la radio ne servira plus avant longtemps. Pour les mauvaises nouvelles, un coup d’œil à la presse suffit. Et pourtant, comme le dit Torga, cette réalité-là existait, se développait, et agissait en un monologue parallèle au mien, sans que nous puissions jamais nous rencontrer3.

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Finalement, le confinement n’aura été que la partie émergente de l’immense iceberg heurté par le travers. Et tous les écrits qui se contentent de raconter cette période, s’achevant sur un onze mai glorieux et incertain sont loin du compte. La catastrophe n’est pas l’histoire de quelques semaines sur lesquelles on pourrait jeter un regard hébété. La catastrophe est ce qui nous sidère aujourd’hui.

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L’aube n’est pas pour de suite, j’ai entendu l’aboiement des chevreuils, il est six heures. Je travaille déjà, je m’attelle à ce qu’on appelle chez Flaubert : le principe provisionnel, je documente mon travail, qu’il s’agisse de décrire une grotte ornée, d’ouvrir un chantier sur un sculpteur libertaire oublié depuis longtemps, de puiser dans les écrits d’un auteur, poète, romancier, essayiste, une phrase, une idée, du carburant pour le cerveau. Ma chi te lo fa fare.

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La dernière phrase des Écrits sur le cinéma de Jean Epstein : Il faut douter comme Descartes et trouver en soi la force de demeurer seul dans 1’œuvre à laquelle on a consacré tout le travail de sa pensée et toute la patience d’une difficile fixité.

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Insomnie encore, comme s’il était naturel d’avoir une longue plage de réveil entre trois et cinq heures du matin, remplie de pensées vaines, mortifères et qui promettent de grands moments de fatigues dans la journée. Septembre. Le pire, retrouver les enfants dans la cour, masqués, parqués et entrevoir qu’il ne s’agit plus d’un état d’exception, mais d’un état sinon normal, du moins durable. Et à ceux qui nous briment et nous brident au nom de la santé, n’avoir rien à opposer qu’une sempiternelle soumission.

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C’est un jour où je donnerai beaucoup pour un chemin conduisant d’un lieu où personne ne vient, vers un lieu ou personne ne va4, un jour à rester simplement assis à sa table, un jour à s’épuiser au champ sans prononcer un mot, un jour où il n’y a pas plus beau trésor à défendre que sa solitude… Et jusqu’au soir, je serai au milieu de trois cents gamins braillards.

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Fin de la première semaine, épuisé comme si j’en avais aligné quatre d’un coup. Parmi les personnes côtoyées dans le milieu professionnel, deux attitudes antagonistes se dégagent. Les unes considèrent que la prudence et les chiffres rendent indispensable un protocole strict, ne serait-ce que par mesure de précaution. Les autres, trouvant, devant la quasi absence de cas avérés sur Oléron, suite à deux mois de brassage intense de presque 300 000 personnes, que les mesures sanitaires sont disproportionnées et contraignent puissamment nos libertés, rendent la vie et le travail extrêmement compliqués. Les deux points de vues sont irréconciliables, l’un est porté par les médias, le pouvoir, cet organisme quasi décisionnaire qu’est l’A.R.S, l’autre sous entend que nous sommes victimes d’une forme de manipulation de masse, de soumission à l’autorité, voire d’aveuglement collectif.

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Un millier de kilomètres parcourus ce week-end. Bordeaux, Toulouse les mêmes rues bondées, masquées. Le tout franchi en coup de vent. Sur un mur de Bordeaux, deux personnages mi-homme mi-renard, vêtus en jean et marinière, et l’inscription : Je pense donc je fuis.

Château de Mauriac dans le Tarn, un pays qui ressemble à l’Italie

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Plus souvent qu’avant, il m’arrive d’abandonner un livre en pleine lecture pour passer à un autre. Il ne s’agit pas réellement de zapping, je suis bien avancé dans le roman, mais mon intérêt s’étiole et une petite voix commence à me susurrer que je perds mon temps, justement la chose la plus précieuse que je possède. Le sentiment de culpabilité que j’ai toujours ressenti à ne pas aller au bout d’une histoire, d’un essai, a tendance à disparaître avec l’âge. Finalement, il n’y a là, qu’un indice supplémentaire du passage d’une vision quasi illimité du temps, à la petitesse, l’urgence, la limitation d’une vie.

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Sollers dans Une curieuse solitude écrit : Ce serait d’ailleurs une hygiène recommandable – et peut-être décisive – pour ceux qui, à certaines heures, sont fatigués du langage jusqu’à l’obsession, d’en changer brusquement, de ne plus parler que par emprunt, de se créer un monde neuf et clos sans correspondance avec celui de leur enfance et de leurs fatigues. C’est la tâche assignée à la langue portugaise. Contrairement à l’Espagne ou au Maroc, je n’ai pas de liens familiaux avec le Portugal, c’est un pays d’adoption, l’Amérique que je me suis choisi, où je n’ai passé que quelques jours, un Finistère où je me sens chez moi, où je me réfugie chaque fois que je suis lassé de la France, c’est à dire quotidiennement. Apprendre seul et laborieusement une langue, une littérature, une histoire, une géographie, que le refuge soit le plus habitable et le plus solide. Une issue possible à une fuite rêvée.

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Le Tour de France est passé par chez nous, un petit tour et puis s’en va. On nous a donné la journée, impossible de faire autrement, la cour du collège transformée en parking pour invités de marque. Vers 13H30 les coureurs sont partis, un quart d’heure plus tard ils franchissaient le pont.

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La phrase que j’ai le plus entendue depuis la rentrée au sein des équipes éducatives épuisées par les contraintes sanitaires appliquées dans notre collège : « ça ne va pas être possible ! » Pendant ce temps le Conseil Scientifique annonce que le gouvernement devra prendre des « décisions difficiles » sous dix jours. Quelle voix s’est fait entendre, criant vers le futur, autre que celle d’une nuit sans fin5.

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Thierry Guilabert

1Nous passions, jeunes encore, sous les hautes frondaisons et le vague murmure de la forêt. Les clairières, apparues soudain aux détours du sentier, devenaient lacs sous la lune, et leur lisière, aux branches entremêlées, formait une nuit plus dense que la nuit même. La brise incertaine des grands bois respirait, sonore, dans les ramures. Nous parlions de choses impossibles ; et nos voix faisaient parties de la nuit, du clair de lune et de la forêt. Nous les entendions comme les voix de quelqu’un d’autre. Bernardo Soares, idem, trad Françoise Laye

2 Bernardo Soares, idem.

3 Miguel Torga, Diarios, 22 juillet 1952, trad Claire Cayron.

4 Bernardo Soares, idem.

5Vergilio Ferreira, Matin Perdu.

Notes aux confins (11)

Du 9 au 24 août

Ce n’était pas encore le déverdissement du feuillage, ni la chute des feuilles se détachant des arbres, ni cette vague anxiété qui accompagne notre perception de la mort extérieure, qui sera également la nôtre quelque jour. C’était comme une lassitude de l’effort d’exister, un vague sommeil envahissant les derniers gestes de l’action. Ah ! ce sont des après-midi d’une si douloureuse indifférence que, bien avant de commencer dans les choses, c’est en nous que commence l’automne.1

Orage matinal, le premier depuis une éternité, quelques gouttes de pluie sur un sol brûlé, presque noir à force d’être sec, un léger bruissement dans les feuilles et l’océan qui gronde. Mes tomates n’ont pas même mûri que quelque chose bouge, change, un signal dans les nuées qui zieute vers l’automne. On voudrait résister, regarder par dessus son épaule, comment c’était le printemps, les fleurs, le lin, et l’on a seulement sous les yeux une sorte de désastre jaune paille. Dis-moi, c’est quand le repos, et quand la paix retrouvée de l’esprit ?

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Souvent, je voudrais comprendre quelle est cette étrange force qui me tire du lit à sept heures du matin quand rien ne m’y oblige et me pousse à la table de travail. D’où ça vient ce qui me fait étranger aux autres, à mon père, à ma mère, à la plupart des gens qui me considère, une pointe d’inquiétude dans le regard, comme pas tout à fait normal ou bien tout à fait farfelu ? Pour ça je n’ai aucune réponse, mais la force, elle, n’a jamais fait défaut. Au contraire, on dirait qu’avec l’âge elle tend à s’accroître, s’étendre, taxant d’inessentielles les heures qui ne lui sont pas consacrées. Aussi pourrait-on parler de vocation, si le terme profondément religieux n’était pas devenu inusité.

A solidão da minha alma alargava-se, alastrava, invadia o que eu sentia, o que eu queria, o que eu ia a sonhar. Os objectos vagos, participantes, na sombra, da minha insónia, passavam a ter lugar e dor na minha desolação2.

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Trois mois déjà que nous sommes déconfinés, du moins le dit-on. Tous les espoirs de monde de demain qu’on retrouve noir sur blanc dans les chroniques du confinement qui se publient apparaissent comme les vœux pieux d’une période historiquement lointaine. Le monde en pire est celui que nous vivons, il reste que rien de tout cela n’est facile. Malgré vos masques et vos sachets, le vinaigre et la toile cirée, malgré la placidité de votre courage et votre ferme effort, un jour viendra où vous ne pourrez supporter cette ville d’agonisants, cette foule qui tourne en rond dans des rues surchauffées et poussiéreuses, ces cris, cette alarme sans avenir. Un jour viendra où vous voudrez crier votre dégoût devant la peur et la douleur de tous3.

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Il y a cette fracture entre ceux qui vivent dans la peur du virus et ceux qui insouciants se croient invulnérables, et nous au milieu, attentifs mais sereins. Cette fracture n’est pas seulement celle des âges, mais aussi des conditions géographiques, des zones d’expositions, du caractère de chacun. Même chez des proches je ressens une angoisse qui m’est absolument étrangère, je la comprends, je la respecte, mais je n’y céderai pas.

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Je déteste Oléron en cette pleine saison estivale, l’île entière un temple voué au tourisme et à la consommation, faire ses courses un calvaire, et les sentiers les plus reculés ne garantissent pas la solitude. Pour comble de malchance, la somme des jours de vacances qui me restent s’amenuise terriblement. C’est peu dire que je crains la reprise. Je parcours les vieux chemins la boule au ventre, colère rentrée, saudade de tous les diables et presque sous mes pas, un faisan, qui a échappé aux chasseurs confinés, s’envole dans un fracas de branches. Et trois poules grises s’échappent dans les buissons.

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Les derniers visiteurs de l’été sont partis ce matin laissant derrière eux un vide qu’il faut à nouveau apprivoiser. Il ne reste qu’un lambeau de vacances et quelques images, ce long bain dans une mer forte, ces marches dans la forêts où l’on croise les vestiges d’anciennes implantations depuis rendues à la nature, cette traversée de Bussac ou chacun au prix d’un terrain et d’un mobil home s’est offert son bout de paradis… Tout, d’ici peu, ne sera que silence.

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Le mur du Convento de Nossa Senhora da Esperança occupe la majeure partie de la photo, il est blanc mais en partant du sol, le premier mètre est gris foncé. Au pied du mur, un trottoir pavé de losanges. Sur ce trottoir et presque adossé au mur, un banc très simple aux traverses de bois sans doute vertes. Au-dessus du banc, à une hauteur d’environ trois mètres, se détache une plaque forgée noire composée d’une ancre marine et d’un mot Esperança. Plus haut, un globe lumineux.

Ici, à Ponte Delgado, sur la plus grande île des Açores, São Miguel, le 11 septembre 1891, à 20 heures précisément, sur ce banc, sous le mot Esperança précisément, l’un des plus grands poètes portugais, Antero de Quental, dont on ignore tout en France, s’est tiré deux balles dans la bouche.

Viver assim : sem ciúmes, sem saudades

Sem amor, sem anseios, sem carinhos

Livre de angústias e felicidades,

Deixando pelo chão rosas e espinhos

Poder viver em todas as idades ;

Poder andar por todos os caminhos ;

Indiferente ao bem e as falsidades,

Confundindo chacais e passarinhos4

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Cette sensation d’une aigrette de vent aux tempes qu’évoque Breton dans L’amour fou, je crois bien être à sa poursuite depuis toujours, du lever au coucher, dans chaque lecture et dans chaque paysage. C’est l’unique nourriture, l’unique qui vaille la peine, et tellement rare, le frisson qui justifie l’attente… Je cherche l’or du temps5. Quand j’étais enfant, c’est dans mes Jules Verne que le dénichais, ce pourquoi aujourd’hui je possède deux quasi intégrales des Voyages Extraordinaires, celle du Livre de poche qu’achetait mon grand-père paternel, celle des Éditions Rencontre de Lausanne, que j’empruntais à la bibliothèque municipale de Castres. Cinquante volumes que j’eus un jour la chance, comme on remet la main sur un trésor, de trouver chez un bouquiniste du Tarn.

É a última morte do capitão Nemo. Em breve morrerei também.

Foi toda a minha infância passada que nesse momento ficou privada de poder durar6.

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Sur le Vieux Port de La Rochelle, sous les arcades, dans tout le centre-ville, des policiers municipaux circulent sur les vélos, inspectent la foule des vacanciers, chacun son voile. Même au cœur de nos villages insulaires le masque est devenue la norme, voire l’obligation, à ne plus se souvenir comment c’était avant, avant que nous fussions contraints de cacher nos visages, de mettre nos mains dans les poches, et d’éviter les embrassades. Nos habitudes mises au placard.

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Le frigo a lâché. Les problèmes les plus terre-à-terre, le matériel, l’argent, le travail, tout ce qu’on voudrait mettre entre parenthèses et qui chaque fois, par surprise, nous sautent au visage, nous obligent à compter, soulignent le fragile équilibre des jours quand même il ne s’agit que d’objets du quotidien, de marchandises, et non de maladies, de pertes, de deuils, ce en quoi, peut-être, nous sommes des petites gens, des laborieux d’un peuple qu’aucun ruissellement n’atteindra jamais, mais Nous autres dans l’ombre, perdus parmi les grouillots et les garçons coiffeurs, nous constituons l’humanité7.

*

La lecture de L’homme au péril de lui-même de Jean-Pierre Tertrais m’a laissé plein de colères devant l’incommensurable bêtise de l’homme et du capital courant de concert, à perdre haleine, vers le gouffre, le gouffre tout proche. Nous avons tellement consommé, ravagé, détruit la planète, nous sommes tellement incapables ne serait-ce que d’imaginer une autre solution, que nous collaborons sans retenue à notre propre effondrement. Il m’arrive souvent de penser que nous ne méritons pas mieux.

*

Le ministre hante les studios de télévision, ce qu’il sait le mieux faire, signe infaillible que l’heure est proche, les temps venus, mais il a pris soin de nous faire parvenir un message par courriel afin que nous cessions de nous plaindre de ne recevoir de nouvelles que par voie de presse. Au demeurant je m’en moque, je ne lirai pas plus sa prose que je ne verrai sa tête sur les écrans, vingt ans que je ne reçois plus la télé.

*

Les grandes marées ont gommé mes tristesses, il ne reste que quelques heures autant ne pas les perdre à se morfondre, autant voir, malgré tout, la rentrée comme je l’ai toujours vue : un élan, des possibles, des chantiers à ouvrir, des galeries à explorer. Bien entendu, il y a la Covid, et je n’aurais jamais cru prolonger indéfiniment mes notes aux confins, mais à présent je tiens le rythme et je sais qu’il faudra être endurant.

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Marcher dans les forêts, écrire ; marcher au bord de l’océan, écrire ; marcher dans les rues d’une ville, écrire. Chaque année, à la même période, je consacre l’année nouvelle sur l’autel de l’écriture alors même que l’autre voix me susurre : O esforço nunca chega a parte nenhuma. Só a abstenção é nobre e alta, porque ela é a que reconhece que a realização é sempre inferior, e que a obra feita é sempre a sombra grotesca da obra sonhada8.

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Thierry Guilabert

1Bernardo Soares (Fernando Pessoa), Livro do desassossego, 14 septembre 1931.

2Ma solitude grandissait, s’amplifiait, envahissait ce que je ressentais, ce que je voulais, et même ce que j’allais rêver. Les objets indistincts, qui participaient dans l’ombre à mon insomnie trouvaient une place et une souffrance au fond de ma désolation. Bernardo Soares, idem.

3Albert Camus, La peste.

4Vivre ainsi : sans jalousie ni nostalgies / Sans amour, sans désirs ni caresses / Libéré des joies et des peurs / Abandonnant sur le sol la rose et l’épine / Pouvoir vivre tous les possibles ; / Cheminer par tous les chemins ; / Indifférent au vrai et au faux, / Confondant l’oisillon et le chacal, Antero de Quental, Nirvana, (Trad perso)

5Épitaphe d’André Breton.

6C’est la dernière mort du capitaine Nemo. Bientôt je mourra à mon tour. /C’est toute mon enfance perdue qui, en cet instant, s’est vue privée de pouvoir durer. Bernardo Soares, idem.

7 ibidem

8 Nos efforts n’aboutissent jamais nulle part. S’abstenir – voilà la seule attitude noble autant qu’élevée, car elle reconnaît que la réalisation se révèle toujours inférieure [ à notre projet], et que l’oeuvre accomplie n’est jamais que l’ombre grotesque de l’œuvre qu’on a rêvée. Bernardo Soares, idem.

Notes aux confins (9)

Du 16 au 27 juillet

Fica-me esta melancolia… rebelde. Há momentos em me sinto sozinha, sozinha como alguém que está transido numa estação de caminho-de-ferro à meia-noite, sem saber de onde vem et sem saber para onde vai…1

L’usage que je fais des auteurs n’a rien de récréatif, depuis des lustres, un stylo à la main, je cherche dans le miroir du livre, à moins que je ne cherche seulement un itinéraire. Un auteur ne pénètre mon panthéon qu’à la condition de prendre part au travail, et à ce petit jeu chacun son importance, ceux qui m’accompagnent le temps de lire quelques volumes, ceux qui demeurent, s’éloignent et régulièrement resurgissent comme autant de nourritures indispensables, ces derniers, les plus précieux.

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L’été est la saison des amis, le reste de l’année nous ne voyons quasiment personne, repliés sur un carré de jardin, réfugiés, sauvages, insulaires. Les amis sont loin, très loin, plusieurs centaines de kilomètres, c’est pourquoi, leur venue est toujours un événement et leur départ une plaie ouverte qui tarde à cicatriser. Faut-il préciser, qu’ils sont rares, et l’amitié ancienne, du temps de l’adolescence, du temps où nous savions la formule.

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J’avais espéré que la Covid nous occuperait de moins en moins, finissant par devenir une simple péripétie, mais ce n’est pas le cas, les médias sont là pour nous maintenir sous tension même au cœur de l’été, nous rabâcher que la rentrée se fera sous son signe, et les gestes barrières et les interdictions et l’économie en berne, nos luttes entre parenthèses.

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Nulla dies sine linea, la formule de Pline l’Ancien souvent reprise par les écrivains, Zola l’a faite graver sur un linteau à Médan. Il m’arrive de détester cette idée, je voudrais à ma vie un autre viatique que celui-là, ces notes qui viennent en contrepoint d’une écriture à venir, d’un roman, d’un essai, d’un chantier qui s’engage sur du long terme, ces notes ont vocation à disparaître avec la maladie, à n’occuper qu’un temps, précisément un temps de désœuvrement, et voilà qu’elles sont tout l’espace, le proche comme le lointain, comme s’il n’y avait d’autres perspectives que le virus et qu’elles soient en quelque sorte une anamorphose de celui-ci.

Soit vous publiez et vous êtes soudain désert de ce que vous donnez aux autres. Totalement désert. Vide. Vous titubez dans le vertige et la peur. C’est ce qu’on appelle une promotion.

Soit vous scellez, vous avalez, votre vie intérieure devient intime au point d’étouffer, l’œuvre reste comme un poids dans votre corps, jusqu’au mal de ventre, jusqu’à l’amertume. Il n’y a rien entre les deux.

Ou l’amertume, ou le désert.2

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Il n’a pas plu depuis des semaines. La terre est sèche, l’herbe grillée. À nouveau, de longues après-midi écrasées de soleil, propices à la lecture. Un coin à l’écart où nul ne me dérangera. Un livre parmi les centaines qui me réclament. Mais dans les jaunes de l’été, l’annonce d’un péril imminent immensément mortifère et qu’on ne distingue pas, pas encore.

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Ce monde où nous avançons masqués, comment croire qu’il ne soit pas sorti d’un mauvais scénario de séries d’épouvante, une production à petit budget, les acteurs y jouent faux, la lumière est mauvaise, les décors inexistants, et pourtant une deuxième saison est déjà programmée. Nous aurions dû partir à Lisbonne la semaine prochaine, à la place de quoi je ne sais même pas si nous pourrons rejoindre Porto à l’automne. Combien de mois, combien d’années avant de retrouver la vie d’avant ? Mais peut-être sommes- nous embarqués avec pour tout billet un aller simple.

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L’aube déjà me trouve au travail, un peu de fraîcheur dans la maison, ça ne durera pas. Hier, on a voulu m’associer en tant que membre fondateur à un projet né de notre échec aux élections. Je vais refuser, je n’ai participé à rien, ce serait malhonnête, d’ailleurs contracter un engagement m’est aujourd’hui impossible, je ne supporte que le retrait, l’isolement, l’éloignement, rien ne m’importe davantage que mon coin de jardin, mon bureau, mes livres, ma famille et mes rares amis, et que l’on me laisse tranquille, que l’on me foute la paix, mon agenda est complet, des rendez-vous avec Torga, Pessoa, Quignard, Celan, Jaccottet, Steiner, et tant d’autres, à peine le temps d’écrire, d’observer la nature, de marcher en forêt ou sur le bord de mer, et si peu d’années. Ao agir com outros perco, ao menos, uma coisa – que é agir só3.

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Mon ami retrouvé m’a offert L’usage du monde de Bouvier, peut-être en souvenir des voyages que nous fîmes ensemble du temps de notre jeunesse, peut-être parce qu’il est un grand voyageur et moi un écrivain et qu’en ce temps-là j’avais l’ambition d’être les deux. C’est la contemplation silencieuse des atlas à plat ventre sur le tapis, entre dix et treize ans qui donne ainsi l’envie de tout planter là4. Et muni d’une carte routière et après réflexion, une besace sur le dos, je fuguais. J’avais une dizaine d’année, nourri de Jules Verne et de Stevenson, de gravures des éditions Hetzel où chaque île était une promesse. Cette fois-là, je n’allais pas plus loin que la sortie de la ville. L’atlas me fit plus écrivain que voyageur. J’arrête les souvenirs faciles, à l’époque où la plupart des frontières nous est fermée. Mais peut-être un jour, comme deux petits vieux, prendrons nous la route pour une fin en beauté, à la Tolstoï qui plaque tout la nuit du 27 au 28 octobre 1910, maison, femme et enfants, et dans le froid erre quatre jours avant d’échouer dans la gare d’Astapovo et d’y mourir. Il a 82 ans.

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Nicolas Bouvier comparait son travail d’écriture à celui du cordonnier, lent, laborieux, mais il disait ceci de très beau : ce n’est pas le talent qui compte, c’est le courage. Ce pourrait être une devise de vie. Comment ai-je pu si longtemps passer à côté de cet auteur ? J’avais hérité du livre à la mort d’Huguette, mais il était resté dans ma bibliothèque sans que je l’eusse ouvert. Et à nouveau on me l’offre.

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Torga à la date du 15 mars 1943, note dans son journal : Chaque fois que je termine un poème, je suis terrorisé par cette idée : et s’il m’arrivait de ne plus en écrire aucun. C’est la même peur qui me ronge quand j’achève un manuscrit, roman ou essai, publié ou pas : vais-je trouver la ressource pour recommencer d’ici quelques semaines ou quelques mois ? Rien ne me paraît moins sûr que cette reprise, et le fait qu’elle ait toujours lieu depuis plus de vingt ans ne retire ni doute ni angoisse. Humeur et sommeil s’en ressentent cruellement. Cette nuit encore, il a fallu veiller.

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On m’a raconté des histoires du confinement où des gens soudainement seuls, isolés de leur famille, leurs amis, ont vu resurgir des souvenirs traumatiques de leur enfance, violences, viols, deuils. Toutes les fois que j’évoque cette période étrange, c’est pour noter combien elle a, pour beaucoup, profondément divisé la vie en un avant et un après. Il nous manque le recul pour en juger puisque nous sommes toujours dans cette angoissante dictature sanitaire qui nous abreuve, de chiffres, de menaces, d’injonctions, qui maintient à l’arrêt toute la vie sociale et culturelle de ce pays. Et comme toujours, l’insupportable orgueil français : se croire les meilleurs et prendre nos voisins pour de fieffés imbéciles.

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Une nuit sur deux le sommeil m’abandonne sur le bord de la route, plus encore depuis que mon épaule gauche me fait souffrir. Je tourne des heures dans mon lit. Je maudis cette inconstance qui m’a trop longtemps tenu loin du cabinet médical à espérer voir le mal s’évanouir de lui-même. Je me console en affirmant : ce que perd le sommeil, l’écriture le gagne, affirmation rien moins que présomptueuse. J’ouvre un livre de poète, Jaccottet, Char, Celan, et picore là-dedans une raison de vivre plutôt que de mourir. Für-niemand-und-nichts-Stehn5. Et tout ce temps, que tu ne soupçonnes pas, tu dors paisiblement dans la chambre à côté.

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Le lin fauché, le domaine du Treuil est une vaste jachère, s’en est fini. Demain, nous prenons la route du Tarn, puis du Lot, la fournaise. On y annonce des températures avoisinant les 40 degrés. J’ai acheté les fleurs. Au pied de la montagne, le petit cimetière. Je passerai te voir.

  

Thierry Guilabert

1Me reste cette mélancolie… tenace. Il y a des moments où je me sens seule, seule comme quelqu’un en transit dans une gare à minuit, sans savoir d’où il vient ni où il va. Vasco Graça Moura, Duas mulheres em novembro, trad perso.

2Pascal Quignard le solitaire, rencontre avec Chantal Lapeyre-Desmaison, Les Flohic.

3En agissant avec d’autres, je perds au moins une chose : la possibilité d’agir seul. Bernardo Soares (Fernando Pessoa) idem.

4Nicolas Bouvier, L’usage du monde.

5Tenir-debout-pour-personne-et-pour-rien. Paul Celan, Renverse du souffle, trad Lefebvre.

 

Notes aux confins (8)

 

Du 29 juin au 15 juillet

Die Welt is fort, ich muß dich tragen1.

Dans notre petite commune, une histoire s’est achevée, celle d’une équipe atypique innovante, pas conformiste pour deux sous, compétente au possible, à laquelle j’ai eu la chance de participer et que le scrutin renvoie aux oubliettes. Comme toujours, ce qui est différent, ce qui dépasse d’une tête le troupeau, n’arrive aux affaires que sur un malentendu et ne s’y maintient pas. Le raisonnable, l’ordre, la sécurité et la bienséance règnent, et m’isole un peu plus chaque jour dans mon pré carré, mon îlot de résistance.

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Une heure dans la forêt de l’Ecuissière en sortant de la journée de boulot. Pas âme qui vive sur le chemin ombragé. La lumière tombe à travers les arbres jusqu’aux fougères. Respire à fond, secoue-toi des scories des heures mal consumées. Dos voûté pour passer sous les branches, un poids pèse sur mes épaules dont j’ignore de quelle eau lourde il se compose, une grisaille peu définie, une vague tristesse.

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Il me faudra toucher aux amarres de l’être2, m’allonger sur le sable, le ciel par dessus moi pesant comme un abîme, le grand tableau d’Anselm Kiefer, Ordres de la Nuit, qui me fit impression un jour à Bilbao, il criait, il criait, Vous n’entendez donc pas, vous n’entendez donc pas la voix épouvantable qui crie partout à l’horizon et qu’on appelle ordinairement le silence3. La tâche à accomplir, immense, surhumaine, je ne cesse de m’y aboucher et ne cesserai pas. Artiste, c’est peut-être avoir en tête, quoi qu’il advienne, la formule de Virgile : flectere si nequeo superos acheronta movebo4.

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J’ai enfourché la bicyclette et pédalé dans la fraîcheur du matin, à travers bois et vignes, jusqu’au collège, trois-quarts d’heure d’enchantement. J’aurais pu continuer, je n’allais pas vite et n’avais aucune envie d’arriver. Il reste une cinquantaine d’élèves, les heures s’allongent démesurément. Demain, fin de partie.

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No tempo em que festejavam o dia dos meus anos

Eu era feliz e ninguém estava morto5.

À jamais, mon anniversaire est une douleur, depuis que j’y perdis ma sœur, il y a cinq ans, un jour de décembre gravé au burin. Il suffit de relire deux vers de Pessoa, immédiatement je me ferme, le creux du ventre me tord, caractère discontinu du deuil comme disait Roland Barthes, et il ajoutait : Maintenant, parfois monte en moi, inopinément comme une bulle qui crève : la constatation : elle n’est plus, elle n’est plus à jamais et totalement6. Moi, parfois, je pense que ma sœur était un chemin perdu au-dessus de la mer7.

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Matisse, un travail d’une vie pour atteindre au plus simple, au plus vrai, tant je crois à la locution latine : Simplex sigillum veri, dit à Aragon, à plus de soixante-dix ans : J’ai travaillé des années pour qu’on dise : Matisse, ce n’est que ça… ! Oui, il faut bien une vie pour atteindre un peu le simple, ce simple qu’on retrouve parfois, mais alors dénué de toute démarche, de toute expérience, de tout voyage, dans la naïveté de l’enfance ou celle du fou. Les portes et les visages que Paul Duhem peignit en série, dans l’institution La Pommerais en Belgique, soixante-dix ans passés lui aussi, et qui me laissèrent subjugués, c’était l’explosion sur la feuille de l’intériorité d’un homme privé du filtre de la raison, et il faut bien toute une vie d’effort pour se glisser ou seul l’enfant et le fou se glissent. Et encore, je ne sais quel sens cela pourrait avoir en littérature, à moins de comprendre les vers de Paul Celan.

S’il venait,

venait un homme,

venait un homme au monde, aujourd’hui, avec

la barbe de clarté

des patriarches : il devrait,

s’il parlait de ce

temps, il

devrait

bégayer seulement, bégayer,

toutoutoujours

bégayer.8

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C’est la monotonie des jours, celle si bien évoquée par Pessoa, A monotonia, a igualdade baça dos dias mesmos, a nenhuma diferença de hoje para ontem9, cet ordinaire dans l’extraordinaire du confinement, qui nous a permis d’ouvrir les yeux sur d’infimes événements qui le plus souvent nous laissaient indifférents. Ainsi, chaque floraison, ainsi la couleur des champs, celle du ciel, le bruit du ressac, les branches qui remuent. Dans la cellule du prisonnier, le passage d’une fourmi, pour peu qu’on s’y attarde, c’est l’opportunité d’un récit.

*

Le collège est une coquille vide, sans élèves, juste notre présence pour officiellement préparer la rentrée prochaine. De longues heures où je laisse mes pensées vagabondes, où je lâche la bride. Comme Bernardo Soares à son bureau d’aide-comptable, rua dos Douradores, dire : Je divague et je trouve, je trouve parce que je divague10. Mais peut-être, je ne vais rien trouver, seulement me détacher lentement de cette année particulière, entrer dans l’été, et six semaines durant me tenir le plus loin possible d’ici.

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Toute traduction est une trahison, à la fin du livre de Ferreira de Castro, A selva, apparaît Elias, jeune juif que Cendrars, dans sa superbe version française, va aussitôt affubler de traits à caractère antisémite, allant jusqu’à inventer des phrases entières absentes de l’original : Comme beaucoup de sa race il n’arrivait pas à satisfaire son insatiable curiosité des choses d’autrui. Là ou Ferreira écrit seulement : vivia sempre em bom humor, dando constantemente trânsito a sua curiosidade e, na aparência só preoccupado com a parte externa dos acontecimentos11. On sait peu que Cendrars était antisémite, on admire le poète et l’aventurier, mais derrière, l’auteur de Bourlinguer, à l’image de bien des intellectuels de son époque, il écrivait à l’été 1936 : il faut, par ces temps de désordre et de bourrage de crâne, traverser [la France] en chemin de fer de bout en bout pour comprendre que malgré le malheur des temps et les menaces de dictature d’un gouvernement de Front populaire, ce verger n’est pas encore entre les mains des Juifs12… On comprend mieux les entorses à la traduction qu’il se permettra deux ans plus tard.

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Par une coïncidence amusante, la culture du lin, paysage à ma fenêtre évoqué depuis le début de ces notes, a laissé des traces dans la langue portugaise (mon apprentissage quotidien) – ainsi l’expression é um sarilho que l’on peut traduire par : c’est un sac de nœuds, fait directement référence aux bobines de lin dont le fil n’arrête pas de casser, ou de s’entortiller, et urdir uma trama, qui littéralement veut dire ourdir une trame pour tisser le lin, est devenu en portugais : tramer un complot ou intriguer en politique.

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Nuit blanche, les moustiques n’ont cessé de me harceler jusqu’à ce qu’au final je renonce au sommeil. Tu dormais, j’ai rejoint le bureau et ce que René Char appelle la nuit talismanique, Faute de sommeil, l’écorce écrit-il ou encore ceci : Lequel est l’homme du matin et lequel celui des ténèbres ? À cinq heure et demi, les oiseaux ont débuté leur journée et le ciel à peine s’éclaircit. Premier café, comment vais-je rallier le soir ? Muni de quelles forces ? Accoudé à la table, privé de repos mais pas de livres, nos traces prennent langue13.

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La migration estivale bat son plein, plus précoce encore que les années précédentes, plus menaçante peut-être tant l’avenir est incertain. L’île est saturée. On a jeté de la vitesse dans quelque chose qui ne le supportait pas14. La terre est sèche, j’ai tondu le grand champ où je trouve refuge. Demain, à mon tour, je serai en congé de la mauvaise part.

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Je ne reconnais pas mon île, jamais je ne l’ai vue prise d’assaut à ce point. Sur les chemins des masques laissés à terre, balises contemporaines, jusque dans la passe Saint-Severin où se cache un cimetière de blockhaus dévoré par les chênes verts. Ils servent de galeries d’exposition à quelques graffeurs en mal de murs. Mon esprit en rideau, je ne parviens pas à travailler, à peine à lire. Impossible d’écrire, de penser dans la tête avec un crayon15.

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Parcouru la digue Pacaud à Saint-Trojan, le temps de digérer les mauvaises nouvelles, le masque obligatoire, les licenciements massifs et tout ce qu’on nous promet pour demain.

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Thierry Guilabert

1Le monde est parti, il faut que je le porte. Paul Celan, La renverse du souffle.

2Formule de Lacan.

3Lenz, Georg Büchner.

4Si je ne peux remuer le ciel, je secouerai l’enfer. Virgile, Enéide, VII, 312.

5 Du temps où l’on fêtait mon anniversaire, j’étais heureux et personne n’était mort. Alvaro de Campos (Fernando Pessoa).

6Roland Barthes, Journal de deuil

7Pascal Quignard, Les solidarités mystérieuses.

8Paul Celan, La Rose de Personne, Tübingen, janvier, trad. Martine Broda.

9La monotonie, la morne identité des jours succédant aux jours, la différence absolument nulle entre hier et aujourd’hui… Bernardo Soares (Fernando Pessoa) Livro do Desassossego.

10Idem.

11Il était toujours de bonne humeur, cédant constamment à sa curiosité et en apparence seulement concerné par les événements concrets. (Trad perso)

12Cité par Miriam Cendrars dans son livre Blaise Cendrars, Balland 1984, chapitre 31.

13René Char, La nuit talismanique.

14Idem.

15Pascal Quignard, Pascal Quignard le solitaire, Les flohic.

Notes aux confins (5)

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Du 14 mai au 28 mai 2020

C’était une dérive à grandes journées, ou rien ne

ressemblait à la veille ; et qui ne s’arrêtait jamais1.

Reprendre le travail ne se fait pas sans d’énormes contraintes, protocole de distanciation, périmètres de récréation, parcage, sens de circulation, le tout pour accueillir quelques élèves, accueillir non, garder, enfermer, maltraiter plutôt, sans parler du port du masque toute la journée. Nos rapports sociaux, à l’ère du sans-contact renvoient à des archaïsmes nos poignées de mains, nos embrassades. Nous voici, êtres humains isolés, à distance, séparés, laissés pour compte et pour longtemps dans un monde replié sur ses frontières, sur soi, un monde limité au sanitaire et à l’économie… Et juste en dehors des limites du collège, sur les rampes du skate-park, sur les terrains du city-park, les jeunes jouent, parlent, recommencent leur vie sans aucune appréhension, sans la moindre précaution. Les scooters vrombissent, la musique. Deux mondes aussi éloignés que possible se côtoient, et c’est pourtant le même monde.

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Repris notre itinéraire de marche confinée avec, oserai-je le dire, une certaine nostalgie du silence, de l’isolement où nous étions. C’est bien fini. Nous avons poussé jusqu’à l’océan, et même si la plage est encore officiellement fermée, avons trempé nos pieds. Quelques promeneurs illégaux, très éloignés les uns des autres, profitaient aussi de la chaleur et du sable.

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Cette colère sourde en voyant les sempiternelles images du peuple matraqué parce qu’il manifeste sa détresse et même quand il la manifeste pacifiquement. Ce régime devenu policier, ce pays non plus à l’avant scène des libertés mais à la remorque des droits de l’homme.

Toute la vie des sociétés dans lesquelles règnent les conditions modernes de production s’annonce comme une immense accumulation de spectacles. Tout ce qui était directement vécu s’est éloigné dans une représentation.2

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Michel Piccoli est mort, l’acteur du Mépris, film fétiche qu’il me fallait régulièrement revoir pour Fritz Lang, pour la maison de Malaparte, pour Capri, pour la musique de Georges Delerue, pour le mot : « Silencio ! », pour Godard comme je visionnais la première séquence de Pierrot le fou pour entendre Belmondo citer Élie Faure, anarchiste, historien et surtout merveilleux écrivain, évoquant Velasquez : Velasquez, après cinquante ans, ne peignait plus jamais une chose définie. Il errait autour des objets avec l’air et le crépuscule, il surprenait dans l’ombre et la transparence des fonds les palpitations colorées dont il faisait le centre invisible de sa symphonie silencieuse, et ceci : Le monde où il vivait était triste. Un roi dégénéré, des infants malades, des idiots, des nains, des infirmes, quelques pitres monstrueux, vêtus en princes qui avaient pour fonction de rire d’eux-mêmes et d’en faire rire des êtres hors la loi vivante, étreints par l’étiquette, le complot, le mensonge, liés par la confession et le remords. Aux portes, l’autodafé, le silence, la censure3. Et se demander si c’est bien du Siècle d’or espagnol qu’il nous parle, ou du temps présent.

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À présent la mer, comme une liberté reconquise marcher les pieds dans l’eau, se pencher sur d’autres fleurs, Giroflée des dunes, touches mauves sur le sable. Une autre époque de la vie, et nous serions passés de l’hiver aux prémices de l’été, le temps d’un retrait. Dans la cour de récréation, puisqu’il faut aussi en parler, des barrières métalliques et de la Rubalise déterminent des zones d’élèves, des parcs, des box, des emplacements dans le meilleur des cas. Et des élèves masqués y traînent leur ennui.

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Ce besoin impérieux, comme on évoque le motif impérieux, de solitude, de retrait, de mise à l’écart volontaire, le confinement n’a fait que l’accroître. Cette passion des déserts, des îles, des lieux inhabités mais pas inhabitables. Hélas! Ce n’est pas Port-Royal, ce n’est pas cette communauté de solitaires décrite par Pascal Quignard, à moins que l’on puisse y inclure à part égale de la mienne, le chat noir qui ronronne sur la marche au soleil, le chant de l’oiseau à cinq heures du matin, le chevreuil aux aguets, et celle qui m’accompagne.

Porque eu sou do tamanho do que vejo

E não do tamanho da minha altura4.

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La peur de l’épidémie, l’antique, l’archaïque peur nous aura envahis bien au-delà du raisonnable. Ancrés en nous, peste, choléra, grippe espagnole, lèpre et combien d’autres fléaux. Se calfeutrer, se confiner, tout arrêter. Principe de précaution, de distanciation, avons-nous été pris d’une folie collective ? Au regard du nombre de gens qui meurent chaque année, de malnutrition, de pollution, de malaria et pour qui ne ne faisons rien, ou si peu, pour qui nous n’arrêtons rien, marges sacrifiées de la population, marges lointaines, trop lointaines.

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De nouveaux chemins dans la forêt, entre l’Ecuissière et Vert-Bois, d’étroits sentiers s’égarant sous un couvert dense où les aiguilles de pins et les arbres arrachés par les tempêtes hivernales ont formé comme des palissades, d’étranges architectures végétales. Les hautes fougères accrochent la lumière, on ne voit presque pas le ciel. Les promeneurs sont sur la plage ou sur le large sentier sportif quelques centaines de mètres à l’ouest. Ici, personne. Nous reviendrons.

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Premier bain de l’année sur la plage du Treuil, à chaque fois la sensation d’être lavé de ses fatigues, vidé de ses miasmes, comme une expiration au plus profond de soi, et le temps d’un soupir, presque une renaissance.

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À quel moment considérons-nous assuré le retour à la normale? Il suffit d’aller faire quelques courses, de se promener sur la plage, pour comprendre que la vie, celle de la plupart des gens, a repris comme avant, masques et distanciation en plus. Ce qui se poursuit au collège, ou à la médiathèque, à l’entrée des administrations est comme une exception incongrue, un rappel, un souvenir mal placé. Ça va finir par déranger la bonne conscience des consommateurs de tout poil qui jouissent de retrouver les rayonnages souverains de l’Intermarché et ne veulent entendre parler ni de nouvelle vague ni de nouveaux risques.

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Le paysage à ma fenêtre fait penser au Monet des Coquelicots à Argenteuil. J’ose un anthropomorphisme : le champ en rougit de plaisir. Jamais je n’ai été à ce point attentif au passage des saisons que depuis mars, peut-être parce que L’avenir effarouche nos derniers feux. On est comme quelqu’un qui n’arrive pas au bout d’une phrase commencée5. Sans doute, la vie m’apparaît-elle plus belle et plus fragile aussi. Sans doute ai-je bâti un mur plus haut, plus opaque entre le nécessaire et le superflu. Entre nous et les autres, il y a cette phrase de Chateaubriand, que Pessoa cite fautivement dans Le livre de l’intranquilité : Mes mœurs sont de la solitude et non des hommes.

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À mesure que s’éloigne cette période du confinement strict, m’assaille une misanthropie de plus en plus affirmée, une détestation du collectif, une affreuse perte de confiance en l’autre n’épargnant que ma famille, mes amis, ne désirant que mon jardin, la forêt, l’océan et le désert. Et que vais-je faire de ça ? Accablé par l’âge, par l’horizon de moins en moins lointain de la vieillesse, par la petitesse du chemin qu’il reste à parcourir et par des légions de rêves qui resteront à l’état de rêve. Devenir gris, devenir aigri, non, je ne voudrais pas.

( A suivre)

Thierry Guilabert

1Guy Debord, In girum imus nocte et consumimur igni.

2Guy Debord, La société du spectacle, 1967.

3Élie Faure, Histoire de l’art, L’art Moderne.

4Parce que j’ai la dimension de ce que je vois, / Et non pas celle de ma taille. Alvaro de Campos (Fernando Pessoa) Le gardeur de troupeaux.

5Philippe Jaccottet, Beauregard.

Notes aux confins (4)

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30 avril au 13 mai 2020

A quem como eu, assim, vivendo não sabe ter vida,

que resta senão, como a meus pouco pares,

a renúncia por modo e a contemplação por destino1.

Le temps change, vent et pluie interdisent la marche rituelle. Le feu de cheminée que j’allume à nouveau, peine à réchauffer la maison. Derrière la fenêtre s’ouvre un monde hostile, mouvant et humide à l’instar de mon humeur. Le confinement ne s’arrêtera pas le 11 mai comme nous l’avions espéré. Il prendra seulement une forme différente, mais pas moins contraignante. Nous irons travailler, porterons des masques, nous déplacerons librement dans un cercle de cent kilomètres. Cinémas, cafés et restaurants fermés. Nos plages inaccessibles comme aux confins.

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Rejeté sur la grève à trois heures du matin. Dans la nuit la plus obscure de l’âme il est toujours trois heures du matin2. Dehors, la gouttière fendue laisse choir des cascades, un moustique cruel fracture la nuit blanche. Certaines traversées ne peuvent s’effectuer que seul, sans aide, même si l’on risque de couler à pic durant une de ces aubes d’insomnie… Dans le noir, je m’accroche à la liseuse, pages lumineuses des errances du psychiatre de Lobo Antunes, se réveiller soudain au milieu de la nuit et plonger dans un cauchemar dérisoire peuplé d’une foule inquiète qui cherche dans l’agitation sans raison sa raison de s’agiter3… De l’avenir, la suite me paraît vaine, maelstrom de questions plus insolubles les unes que les autres, et il faut tout le poids du corps, et la fatigue, pour sortir du dilemme.

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Quatrième jour consécutif de pluie. Improbable que nous puissions mettre le nez dehors. Vu le film bouleversant de Miguel Gonçales Mendes, José et Pilar, on y découvre un Saramago de 85 ans, épaulé de sa compagne journaliste, ballotté d’un bout à l’autre de la planète, trouvant à peine le temps d’écrire, et s’usant jusqu’à presque en mourir. Un Saramago lucide et les yeux ouverts, conscient qu’un écrivain demeure écrivain jusqu’à sa mort, ni licenciement ni retraite, qu’il soit célèbre ou anonyme, ce qui le sollicite intimement, intérieurement, d’un même geste le tient debout et lui coupe les jambes. Celui qui disait sentir comme une perte irréparable la fin de chaque jour, passa sa dernière nuit dans sa bibliothèque entouré de ses livres.

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Terme de la septième semaine de confinement, on sent se dessiner le retour à l’activité, voitures plus nombreuses, ambulances passant en trombe. Reprendre contact avec les réalités professionnelles sans le moindre plaisir et comme assommé par la chaleur lourde et les difficultés à venir. J’entends la lettre de Michel Houellbecq lue sur France Inter, comment être en désaccord avec ce qu’il dit de l’importance de la marche, du rythme de la marche pour l’écrivain, Mes orteils se dressèrent pour écouter disait Nietzsche, comment ne pas souscrire à sa conclusion : Nous ne nous réveillerons pas, après le confinement, dans un nouveau monde ; ce sera le même, en un peu pire.

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Il y a encore des fleurs pour égayer notre longue marche quotidienne, campanules, iris des marais, glaïeuls sauvage, mais les chrysanthèmes des blés disparaissent et le lin vire au jaune. J’ai mis en terre les pieds de tomates, demain nous récolterons des orties et de la roquette. Heures simples auxquelles je n’ai rien à ajouter, dont il m’arrive de me suffire, et qui seules me soulagent de trop nombreux excès de lucidité. Après-demain, je reprendrai le chemin du collège, après-demain je m’assiérai .au bureau, mais pas pour vaincre le monde.

*

À présent que le retour se profile, non dans des semaines, ni des jours, mais à peine quelques heures, j’ai égoïstement peur que le temps me manque, qu’il me soit à nouveau cruellement compté, que je ne dispose plus de ce luxe infini de vaquer à de vagues occupations, suivre une floraison, écouter le bourdonnement d’une ruche, et qu’il me faille, moi qui aie eu la chance d’en être pour beaucoup préservé, retomber dans l’inhumaine monotonie des jours, sans même parler des rapports sociaux, des mots qu’on se sent obligé de prononcer, des dialogues qu’on est contraint de tenir et dont je m’étais si bien sevré.

*

À nouveau, le clair de lune.

*

J’ai emprunté la route des huîtres, la première fois en deux mois, la mer enfin à portée du regard. Ensuite, de longues et tristes heures dans un silence implacable à rédiger des protocoles. C’est toujours le même arbre que j’observe longuement depuis mon bureau au collège, un rejet de peuplier poussé librement après l’ouragan de 1999. Au premier vent, il s’anime, vibre comme un essaim d’abeilles, que du mouvant, aussi captivant qu’une flamme au foyer. Et derrière le chenal qui mène au port du Château d’Oléron en longeant les cabanes anciennement ostréicoles.

(…) e do alto da majestade de todos os sonhos, ajudante de guarda-livros na cidade de Lisboa. Mas o contraste não me esmaga – liberta-me ; e a ironia que há nele é sangue meu. (…) A glória nocturna de ser grande não sendo nada ! (…) E na mesa de meu quarto sou menos reles, empregado e anónimo, escrevo palavras como a salvação da alma (…)4

*

L’orage gronde longtemps de nuit sur la mer, puissant comme en montagne, sourd. Il me tient éveillé, blanchit l’horizon. Dans la solitude nocturne, collé à la fenêtre, j’entends Beckett dans L’Innommable : Moi seul suis homme et tout le reste divin. Et puis aussi cette phrase de Celan qui m’accable soudain : Le monde est parti, il faut que je le porte. À contre-courant, c’est seulement à présent qu’on me prive de liberté, me contraint, me restreint, me ramène à de toutes petites dimensions.

*

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Coquelicots et aubépines s’imposent, et les marguerites très nombreuses cette année, comme si la nature avait prétexté du confinement pour s’épanouir davantage. Nous avons parcouru pour la dernière fois munis d’une attestation dérogatoire, les cinq kilomètres de notre itinéraire, toujours des détails m’échappent, toujours j’en découvre de nouveaux, bientôt nous aurons la mer, et je sais bien qu’il existe des îles, loin vers le Sud, et de grandes passions cosmopolites5

*

Levé à l’aube dans le nouveau monde des confins. À première vue, je préférais l’ancien, il pleut des cordes, toute la nuit assaut ininterrompu du vent et des averses, un vrai temps de chien, à ne pas mettre le nez dehors, et qui se prolonge toute la journée, un comble. Les journalistes, les commentateurs radiophoniques, les chiens de garde devrais-je dire, toujours à l’affût d’une nouvelle peur, se demandent si « l’ultra-gauche » ne va pas tenter de saborder la reprise. « L’ultra-gauche », ce doit être moi. Pauvres personnels de la radio publique devenue caisse de résonance et de propagande du gouvernement. J’ai ce petit air dans la tête : « Radio Macron ment, radio Macron est allemand ».

*

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Les précipitations de la fin de semaine ont donné une teinte sinistre, boueuse, à la mer des Perthuis, mais ce soir côté ouest, pour la première fois depuis deux mois, nous avons marché dans la forêt, de la passe de l’Ecuissière à Vert-Bois, notre chemin de cœur au cœur des chênes vert, de grands horizons sur l’océan. Il y avait, des familles et ceux qui n’avaient pu profiter du premier jour en semi-liberté pour cause de mauvais temps. Et enfin, nous n’avions que faire de la maudite attestation dérogatoire qui nous avait partout accompagnés.

***

Thierry Guilabert

1A nous (mes rares semblables et moi) qui vivons sans savoir vivre, que reste-t-il, sinon le renoncement comme mode de vie, et pour destin la contemplation. Bernardo Soares (Fernando Pessoa), Le livre de l’intranquillité.

2Scott Fitzgerald, The Crack-Up, fait référence à La Nuit obscure de Saint-Jean de la Croix.

3Antonio Lobo Antunes, Mémoire d’éléphant.

4(…) et de la hauteur majestueuse de tous mes rêves – me voici aide-comptable en la ville de Lisbonne. Mais le contraste ne m’écrase pas – il me libère ; son ironie même est mon propre sang (…) Quelle gloire nocturne que d’être grand, sans être rien ! (…) Et assis à ma table, dans cette chambre absurde et minable – moi petit employé anonyme, j’écris des mots qui sont comme le salut de mon âme (…) Bernardo Soares, idem

5Ibidem

 

Notes aux confins (3)

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Du 14 au 29 avril 2020

Aujourd’hui

je ne sais plus qu’aimer

une bande de terre

ourlée de mer.

Miguel Torga, Portugal.

L’oracle a parlé. C’est donc dans quatre semaines que devrait débuter le « déconfinement » et la reprise de l’école dans des conditions à inventer, à moins que l’oracle n’ait aussi trouvé la formule pour agrandir l’espace des salles et réduire le nombre d’élèves, pour les faire manger à distance les uns des autres, et courir l’un dans un sens l’autre dans l’autre et sans jamais se croiser… La perspective ne m’enchante guère, changer de vie à nouveau m’angoisse, je comprends le mal du prisonnier qu’on libère après des années, cette peur du dehors qui l’étreint au moment de franchir le seuil de sa cellule pour la dernière fois. J’avais en quelque sorte réglé ma vie sur cette heure, pour des mois, et à présent, c’est du monde d’après qu’il est question.

*

Lu dans le cinquième jour de « La Création du monde » de Torga cette tournure : s’adonner à la patience. Là il s’agit d’un pêcheur, ici l’observation attentive du lin sous le vent, cette nuit l’abîme du ciel étoilé, avec la mer au large, une vision de l’infini offerte aux mortels. S’adonner à la patience, pour l’athée, serait l’acte spirituel par excellence. Cette réplique de « La mouette » que prononce Nina à la fin du quatrième acte : L’essentiel, ce n’est ni la gloire ni l’éclat, ni rien de ce dont je rêvais, mais le don de patience.

Não tenho ambições nem desejos.

Ser poeta não é uma ambição minha.

É a minha maneira de estar sozinho.1

*

Ce matin, j’ai tristement conscience que le printemps est déjà sur son déclin, l’acmé, l’apogée, le zénith, le sommet, dépassés ; les couleurs éclatantes à ma fenêtre remplacées par des verts dominants. Ça n’aura duré qu’un instant. Ce matin, Luis Sepulveda, 70 ans à peine, est mort du Corona.

*

Plus d’un mois de résidence surveillée, le moral de la maison fluctue selon les jours, parfois le désir, l’envie de vivre s’estompe derrière la monotonie des heures. Lu ce matin cette phrase de Torga : Il était sorti à temps. Quelques mois de plus et il aurait perdu le goût de la liberté. On dit que de plus en plus de gens, des jeunes surtout, violent le confinement pour se retrouver, ce qui me paraît très naturel, n’ai-je pas tous les jours la tentation de me risquer de nuit jusqu’à la mer, seulement pour la voir et l’écouter. Cette autre phrase de « La Création du monde » : On vit aussi de voir vivre les autres.

*

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Les anciens prétendent que la nature, cette année, a repris ses droits, six mois de pluie, un confinement, tout pousse, même les marguerites sauvages qu’on ne voyait plus. Prenez cela au moins avant d’être jetés à terre, recueillez ces images, poursuivez ces menus travaux. Mais il ajoute : On ouvre la bouche pour célébrer avril, et sur ces mêmes lèvres pèse déjà l’ombre des feuillages d’été. Mais est-ce vraiment la raison ? Peut-être l’élan qui porte au chant sait-il déjà qu’il ne durera pas jusqu’au bout de la page, que la dernière, ou même l’avant-dernière ligne ne sera plus que bafouillement ?2 C’est cette voix essentielle, attentive aux fleurs, aux saisons que j’entends à nouveau.

*

En moi un côté ombre et un côté lumière, un côté pile et un côté face, un Alvaro de Campos et un Alberto Caiero, un destructeur de monde qui veut se tenir dans l’orbe d’une nouvelle révolution, et un amoureux des fleurs, des oiseaux, de la mer, qui n’aspire qu’à se retirer dans son jardin. Consolei-me voltando ao sol e à chuva / E sentando-me outra vez à porta de casa3. Et l’un et l’autre sont aux prises, au corps à corps, chacun prenant le dessus puis le dessous, non pas une mais cent fois par jour, quand ce n’est par heure. Et cette lutte continuelle, indécise, me laisse toujours insatisfait de mon écriture, comme un homme qui, au milieu d’un croisement, ne sait décider. Ici ou là ?

*

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Ciel bas, ciel gris, pas d’hélicos, le plafond nuageux est trop dense. Marche clandestine jusqu’à la mer, la première en un mois, à peine le temps de l’apercevoir, métallique, lisse, au bas du chemin creusé dans la dune, bordée de doigts de sorcière en fleurs, mauves les fleurs. Le sable colle aux chaussures. Cette fois, n’allons pas plus loin.

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*

Traduit le poème Mot de passe de Miguel Torga, écrit dans la noirceur de 1941, dans l’écho du confinement.

Laissez passer qui va son chemin.

Laissez passer

Qui va plein de nuit, de clair de lune.

Laissez passer ne lui dites rien.

Laissez passer, il va seulement

Boire l’eau des rêves à quelque source,

Ou cueillir des lys

dans un jardin qu’il connaît, là devant.

Il vient de la maison commune, où il vit

et retourne à l’aube.

Laissez-le traverser, qu’il aille à présent

Plein de nuit et de solitude.

Qu’il aille devenir

Une étoile sur la terre.

*

Est ce qu’on cherche à publier des livres comme on donne un os à ronger, tandis qu’on erre déjà ailleurs, qu’on pourrait dire à la manière de Wittgenstein dans sa lettre à Ludwig von Fricker : Mon livre consiste en deux parties : celle ici présentée, plus ce que je n’ai pas écrit. Et c’est exactement cette seconde partie qui est la plus importante. A la fois, ce besoin de publier et le silence dont se pare chacune des publications. Et je pense à nouveau à la force de Miguel Torga qui à quatre-vingt ans passés consultait encore comme médecin dans son petit cabinet de Coïmbre, et qui toute sa vie édita à compte d’auteur une œuvre considérable

*

Ne plus supporter que les grands espaces où l’on peut être seul, que la fenêtre et la cime des arbres, un peu de ciel, gris aujourd’hui, un bruissement de feuilles, et le ressac à peine plus loin. S’il est vrai qu’on ne parle bien que de ce que l’on connaît, et je ne suis pas sûr que ce soit vrai, l’univers sur lequel je dois m’appuyer et écrire est restreint, profondément rural, terraqué, racineux4, et mon talent, si je peux m’en prévaloir, essentiellement musical. J’écris à l’oreille.

*

Mort rampante en des lieux sinistres où nous sacrifions nos vieux sur l’autel de l’égoïsme. Prophétique le film de Richard Fleischer de 1974, Soleil vert, dont l’action se déroule en 2022. J’aurais voulu croire qu’un monde nouveau, meilleur, plus juste, allait venir, mais ce dont ils sont majoritairement capables c’est seulement de faire des heures de bouchons pour commander au drive d’un Macdo qui vient de rouvrir.

*

En vérité, je voudrais être ailleurs, n’importe où au Portugal, sur la plage d’El Jadida au Maroc, dans la médina de Fès ou passé la ville mythique de Zagora s’enfoncer dans les sables du désert, traverser le Danube sur le Pont de Chaînes à Budapest, ou même se planter devant le Vésuve sur les hauteurs de Naples, partout mais pas ici, pas en France, ou l’insupportable côtoie le quotidien, dans cette sorte de dictature sanitaire que je vois poindre. Le lointain, lâchement me protégera de prendre part.

*

Les traductions auxquelles je m’essaye depuis peu, passage de courtes poésies du portugais au français sont davantage qu’un simple exercice. Bonnefoy à ce sujet : La traduction est dans l’affrontement de deux langues une expérience métaphysique, morale, l’épreuve d’une pensée par une autre forme de pensée. Il y a des moments où elle est impossible et d’ailleurs vaine. Il y a des moments où ses conséquences conduisent une langue, par le détour poétique, à un nouvel état d’esprit. Mes essais sont pleins de défauts, d’erreurs, mais lorsqu’à ma table je me débat avec cette autre langue, je sens une intensité aussi forte, peut-être plus forte que lorsque j’écris. Dans la traduction plus qu’ailleurs, j’engage ma responsabilité, car qui je traduis je trahis aussi.

*

L’épidémie marque le pas. La litanie des morts se fait moins pesante. On envisage le monde d’après, lequel ne cesse de m’effrayer, crise, chômage, conflits, surveillance, violence. Longtemps que j’ai mal à la France. Ni elle ni moi ne sommes prêts à nous réconcilier.

*

C’en est fini des fleurs de lin, les dernières tapissent encore le sol, le domaine du Treuil est une vague verte, en attendant la mer.

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***

Thierry Guilabert

 

 

1Je n’ai ni ambitions ni désirs. / Être poète n’est pas pour moi une ambition. / C’est ma manière d’être seul. Alberto Caeiro (Fernando Pessoa), Le Gardeur de troupeaux.

2Philippe Jaccottet, A travers un verger, Editions Gallimard p.86.

3Je me consolai en retournant au soleil et à la pluie / et en m’asseyant de nouveau à la porte de ma maison. Alberto Caiero (Fernando Pessoa), Le Gardeur de troupeaux et autres poèmes.

4Miguel Torga écrit dans son journal T.XI : Or ma nature à moi est terraquée, est racineuse.

 

 

 

Notes aux confins (2)

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Mas no meu coração sem mares nem desertos nem ilhas sinto eu1.

Alvaro de Campos ( Fernando Pessoa, 3/02/1927)

Au 13 Avril

Soleil généreux. On ramasse du plantain, demain des têtes d’orties, au loin le long de la côte un hélicoptère passe lentement, surveille les plages. Il y a ce besoin de vivre au plus près de la nature, de prendre le temps de contempler l’herbe à ses pieds, le faisan qui décampe et qui bénit le virus de tant de tranquillité. Le désir m’est revenu de bâtir à l’identique au fond de mon champ sur une parcelle de 3,66 m par 3,66 m, le cabanon de Le Corbusier, une cellule de moine en pleine verdure, comme refuge à l’écriture, Un château sur la Côte d’Azur, disait-il. Juste un rêve parmi ceux confinés, qui on le temps de naître et de mourir.

*

L’un des effets bénéfiques du confinement, c’est parfois la surprise de recevoir un appel téléphonique d’un vieil ami d’enfance qui s’inquiète pour vous et dont on n’avait pas de nouvelles depuis des années. On partage un long moment à se raconter nos îles respectives, nos espoirs, nos craintes, nos prévisions sur la durée de nos exils respectifs, dont on pressent qu’ils iront bien au-delà du début mai. Peut-être l’été est-il condamné, et la joie de retrouver Lisbonne. On promet de rester en contact, de s’appeler régulièrement, de ressouder des liens trop longtemps distendues. Et pour un instant, on a chaud au cœur.

*

La chronique de Yannick Haenel, le Néant comme chance, parue dans Charlie Hebdo mercredi : Rien ne m’irrite plus, dit-il, en ce moment que les mots « journal de confinement » : ils puent la connerie qui s’ennuie. Mais ajoute-t-il, penser le néant peut-être une chance, celle de reconquérir notre liberté, reprenant à son compte la formule de Walter Benjamin : Seule l’interruption est révolutionnaire. Je n’ai pas retrouvé la citation exacte de Benjamin. Avancer donc, sans écrire un journal, mais en ayant cette pensée du grand temps devant nous, et que ce grand temps soit celui d’une interruption de tout ce qui, depuis toujours, nous asservit. Quelle est la mise en jeu ? demandait Bataille, et que la mise en jeu soit notre liberté.

*

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Tant de choses simples dont la description nécessite des efforts considérables, les arbres que j’ai devant les yeux, la fleur, la feuille, l’insecte à chaque feuille son vert, il faudrait quasiment un mot par nuance et pas seulement le clair ou le foncé, le tendre ou le profond, le pâle, le dense… le rose extraordinaire du Merisier à ma fenêtre, la robe du chevreuil que je lève au fond du champ.

*

A la recherche d’orties fraîches qui ne soient pas en limites d’un champ cultivé, un sentier jamais emprunté, un sentier de chasseurs mais il n’y a plus de chasses, étroit, à peine praticable, s’enfonçant en sous bois, bordé de genêts, un parcours rectiligne, une dizaine de minutes suffisent pour traverser et trouver un chemin blanc, perpendiculaire qui nous ramène vers le hameau, mais ces dix minutes sont comme suspendues hors du pays, hors du temps, confinées dans la forêt de Ferreira de Castro si on y croit, si on le souhaite, si on souhaite s’y perdre.

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*

Passagem das horas, le passage des heures, pas à pas, comme sur un sentier, je m’engage dans le texte de Pessoa, il est comme un écho du temps présent, Viajei por mais terras do que aquelas em que toquei, J’ai parcouru plus de terres que celles que j’ai abordées, et ça encore : Je suis celui qui veut partir, et reste toujours, reste toujours, reste toujours… un écho halluciné, violent, percutant, rythmes frénétiques, écrit 40 ans avant le Howl d’Allen Ginsberg.

*

Dormis fenêtre ouverte, première fois de l’année, avec le ressac de la mer interdite, et les oiseaux sur le matin. Tous les soirs à la radio, j’écoute ces gens confinés dans les immeubles, qui à sa fenêtre, qui à son balcon, applaudissent les soignants de l’hôpital public, deux fois sacrifiés, sur l’autel du libéralisme d’abord, à présent sur celui de la contagion. Je me sens impuissant et coupable, coupablement impuissant. L’envie d’applaudir, mais qui pour m’entendre ?

*

Elle habite à trois cents mètres, plus de quatre-vingt ans, le mardi je lui porte ses courses de la semaine. Elle vit seule avec un vieux chien affectueux, trop de jardin, trop d’espace. Elle me fait asseoir, je remplis le chèque que ses pauvres mains blessées par l’arthrose ne peuvent tenir, et je l’écoute un long moment me raconter sa vie, la Mayenne, Paris dans une chambre de bonne, ses souvenirs d’enfance durant la guerre quand on lui disait d’aller acheter du savon et que les soldats allemands la renvoyaient chez elle, ce bombardier, vu de loin lâchant ses bombes : « Regarde avait-elle dit à sa mère terrorisée, un avion qui lance des bombons ». Elle en a vu d’autres, elle ne se plaint pas, mais quand même elle trouve le monde d’aujourd’hui bien étrange et difficile.

*

Nuit de grande lune, le paysage baigné d’une lueur qui peine à être décrite, le clair de lune, que Manet a su rendre dans son Port de Boulogne, clarté à peine de ce monde. Je distingue la ligne que font les arbres, le champ de lin. Je pourrais sortir, marcher jusqu’à la mer interdite. Qui pour me surprendre ? Seulement les bêtes nocturnes. J’en ai l’envie, mais comme on se sent étranger, intrus dans cet halo. Et puis, soudain, des cris, des aboiements, des hurlements de loup suivis de paroles inaudibles, une voix humaine, lointaine, dérangée, folle. Les âmes errantes ont le même désir. J’en ai la chair de poule, je me souviens du mot lunoison que nous avions choisi, Jean-Charles et moi, pour notre maison d’édition de poésie en 1985, lunoison, mot d’ancien français qui désigne l’influence de la lune, la folie. J’entends la voix, de plus en plus faible : Estous só, só como ninguém ainda esteve2.

*

Amanhã é o dia dos planos.

Amanhã sentar-me-ei a secretária para conquistar o mundo ;

Mas só conquistarei o mundo depois de amanhã…3

Malgré le temps qui nous est rendu comme la monnaie de la pièce, je suis incapable de projets, incapable d’un commencement, seulement écrire quelques lignes pour garder le geste, attendre un je ne sais quoi, un débris de naufrage à peine visible dans la laisse de mer, et tourner autour, tourner autour encore des semaines comme tous les jours nous tournons autour de la maison dans une ronde identique, un jour dans un sens, un jour dans l’autre.

*

Passé une après-midi de bonheur à traduire Pessoa,

Je ne sais pas. Me manque un sens, un doigté

Pour la vie, pour l’amour, pour la gloire…

Fiction ou réalité,

Ça sert à quoi ?

Je suis seul, seul comme jamais personne n’a été,

Vide à l’intérieur, sans début ni fin.

Il semble que les heures passent sans me voir,

mais passent sans que leur pas ne s’allège.

Je commence à lire, mais ce que je n’ai pas encore lu me fatigue.

Je veux penser, mais j’ai mal de ce que je vais conclure.

Le rêve me trouble avant de rêver. Sentir

C’est du déjà vu.

N’être rien, être un personnage de roman,

Sans vie, sans cadavre, une idée,

Une chose que rien ne rende utile ou moche,

Une ombre sur un sol irréel, un rêve dans un état second.

*

Les fleurs des cerisiers me font penser au nord profond et à Matsuo Bashô : combien, combien de choses / elles rappellent, / ces fleurs de cerisiers. Le lin s’ouvre aussi, mais il faut être matinal pour surprendre sa floraison, la fleur bleue meurt à la mi-journée, remplacée le lendemain par une autre tout aussi éphémère. Jamais je n’ai eu tant loisir d’observer, de respirer le jardin.

*

Étrangement, je rêve de la Meseta, de ce chemin rectiligne, des étendues brûlée entre Burgos et Fromista, où nous marchions durant des heures, écrasés de fatigue et de chaleur, il y a trente ans. J’y retrouve mon compagnon de tant de routes, peu d’amis dont la voix m’est si chère, peu d’amis et la plupart si loin, quoique les distances de nos jours n’aient plus court et que dix kilomètres soient l’équivalent de mille.

*

Na véspera de não partir nunca4.

Pâques. On prépare l’opinion aux annonces de demain, il ne fait guère de doute que l’école ne reprendra pas cette année, que le confinement se prolongera bien au-delà du 4 mai, que l’été même est menacé. Malgré tout le confort dont je dispose, l’espace, les paysages et le reste, malgré la famille, la sensation d’enfermement a été la plus forte ce matin, un état d’hébétude qui s’est prolongé jusque tard dans l’après-midi.

*

Un jour seulement, un seul jour, herbe et sol sous les fleurs de Merisier.

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Thierry Guilabert

1Mais dans mon cœur sans mers ni déserts ni îles, je me sens moi. (Trad perso)

2Je suis seul, seul comme personne encore ne l’a été. Alvaro de Campos (Fernando Pessoa, 1er mars 1917).

3Demain c’est le jour des plans / Demain je m’assiérai au bureau pour conquérir le monde ; / Mais je le vaincrai seulement après-demain… Idem (Trad perso).

4A la veille de ne jamais partir. Ibidem

 

 

Notes aux confins (1)

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(…) pris d’une panique existentielle, j’écrivais des pages qui,
dorénavant, étaient des courbes de température.
Miguel Torga, La Création du monde.

1- Du 17 au 31 mars

Ici, il n’y a jamais eu grand monde, même en temps normal, parfois une voiture dans un sens ou dans l’autre le long de la rue Principale, à peine plus en été quand les vacanciers envahissent les plages, et ce jamais grand monde s’est simplement épuisé. Ici, dorénavant, il n’y a personne. Ça n’a pas le côté spectaculaire des images des grandes villes qui circulent sur les réseaux, Bordeaux déserte et une musique à arracher des larmes au plus insensible des hommes. Non, c’est presque identique, pareil à avant le virus, sauf que dans le presque il y a tout ce que nous pouvions faire, marcher en forêt tous les jours, aller sur la plage tous les jours, écouter le ressac tous les jours, combien nous étions libres en ce temps là.

*

Je possède un territoire immense, une maison avec sous-sol, un jardin, un champ attenant long de cent mètres, au bout de ce champ s’ouvre le domaine agricole du Treuil, cette année ils ont planté du lin, d’ici quelques semaines, lorsque le lin sera en fleurs, une vague bleu tendre ondulera sous la brise. Je pense à mon fils qui a choisi de rester à Toulouse, confiné, puisque c’est le mot, dans vingt mètres carrés avec un ami de passage. J’ai une chance de tous les diables, c’est peut-être pourquoi j’ai du mal à en vouloir à ceux qui ont quitté les grandes villes pour se réfugier dans les îles. Oui, ils nous mettent en danger en diffusant le virus ; oui, ils sont inconscients du fait qu’il n’y a aucune structure médicale solide dans le secteur, mais si j’avais vécu dans un appartement exigu en ayant la possibilité d’habiter une maison, d’avoir un jardin, peut-être aurais-je fait de même.

*

Un vent froid nous rappelle qu’on est en mars, encore loin des chaleurs. Drôle de printemps. Tous les jours ressemblent à dimanche et tous les dimanches sont identiques. Ailleurs, des gens sont aux chevets des malades, sauvent des vies, soignent, restent à leur poste aux caisses des supermarchés, ailleurs, tous les héros du quotidien qui facilitent notre survie, la rendent possible. Moi je n’ai rien d’autre à faire que rester à la maison, m’occuper à distance des informations pour ce qu’on nomme pompeusement la continuité pédagogique, c’est peu et j’ai beaucoup de temps libre, non, pas du temps libre, du temps mort, à occuper, à remplir cette durée, cette incalculable durée qui se profile, qu’on nous promet sur des semaines, des mois comme s’il fallait oublier la vie d’avant, la vie normale et inventer un nouveau mode d’emploi, ne pas compter les jours.

*

Nous vivons un moment historique, inutile de se le cacher, un moment dramatique, tragique mais historique, comme nous n’en vivons que rarement dans une vie, les premiers pas de l’homme sur la Lune, les attentats du 11 septembre, à cette différence près que celui-ci s’inscrit dans une durée longue et nous affecte chacun intimement, comme nos grands-parents le furent par la guerre. C’est l’expérience d’un nouveau paradigme, sans retour en arrière possible. Ce qui se produit à une échelle mondiale modifie le cours de l’histoire, à jamais.

*

J’ai un territoire immense mais presque rien autour comme si l’on avait dressé des barrières invisibles, infranchissables sans laisser-passer, un cercle d’un kilomètre et la maison au centre. On pourrait se croire dans le roman Marlen Haushofer, le Mur invisible, alors qu’en ville les images font nettement référence au Je suis une légende de Richard Matheson. Il y a quand même de grandes différences, je ne suis pas seul, nous pouvons à tour de rôle aller faire quelques courses, nous avons le téléphone et les réseaux sociaux pour maintenir nos liens familiaux et amicaux, et surtout nous savons que cette situation n’est que temporaire.

*

Néanmoins, à mesure que le temps passe et que la situation s’aggrave, ce qui paraissait temporaire à tendance à prendre toute la place. Les journées s’organisent sans rapport avec ce qu’elles étaient il y a dix jours, et je perds facilement de vue qu’un autre moment viendra pour la fin du confinement. Et aussi, j’ai cette hypersensibilité à tout, des gens applaudissent au balcon et je retiens difficilement mes larmes, des frissons, des émotions me traversent plusieurs fois par jour, le chant d’un oiseau, le vert tendre d’un blé.

*

On dit que beaucoup de gens se sont mis à tenir un journal de confinement, que c’est une façon comme une autre de passer le temps. L’idée m’a effleuré moi aussi, et puis, très vite, j’ai su que je n’aurais rien d’autre à dire que la monotonie des jours. La même promenade quotidienne, l’entretien du jardin, la leçon de portugais, la cuisine, la vaisselle, la toilette, rien que je ne puisse taire, rien qui n’ait le moindre souffle. Je préfère me contenter de quelques lignes, sorte de fragmentation de ce grand temps devant nous. Pourtant, au terme de dix jours d’isolement, le caractère insulaire de la situation m’a sauté aux yeux, chaque foyer est une île entourée de récifs, qu’on nomme cela distanciation sociale n’y change rien, nous sommes embarqués dans une robinsonnade, naufragés volontaires pour sauver nos peaux.

*

Le temps a changé, le ciel uniformément gris et un grand vent, on annonce même de la neige pour la nuit prochaine, l’hiver nous salue une dernière fois. Aucune bonne nouvelle n’est venue adoucir ces derniers jours. Chaque soir vers dix-neuf heures, comme un rituel bien huilé, c’est l’examen des bilans, le directeur de la santé oracle funèbre que j’écoute avidement à la recherche d’une inflexion optimiste dans sa voix. Mais non, rien, seulement la même litanie, la maladie s’aggrave, le nombre de cas augmente, la vague déferle… Il se murmure même que les écoles n’ouvriront pas d’ici la fin de l’année scolaire mais on a changé d’heure comme chaque fois le dernier dimanche de mars. L’air tourne en boucle dans ma tête : É o pau, é a pedra, é o fim do caminho… são as águas de março fechando o verão.

*

Le monde est devenu un seul et immense Lazaret, mais l’écrivain est le plus souvent en quarantaine. Il m’apparaît que nous nous plions avec une grande facilité à nos nouvelles conditions de vie, et que même à terme, je pourrais commencer à les apprécier. Le temps tout entier m’est rendu, je suis payé à rester chez moi et presque rien de plus. A ma fenêtre, dans le jardin, je travaille à me rendre transparent, à chercher la mesure de l’écrit. Le grand temps est le contraire de l’ennui. Je sens mieux le rythme, le tempo, il m’a fallu deux semaines.

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Il a neigé ce matin, juste de quoi blanchir l’herbe, les feuilles, le sommet des branches dans ce grand vent qui nous est venu. Je ne sortirai que pour remonter du bois, faire un feu, me poser avec A criacão do mundo, j’aurai devant les yeux la Mer de Paille (mar da Palha) en contrebas l’Alfama, mais à Lisbonne aussi les rues se vident, même les plus étroites, même les escaliers, peut-être m’y verrai-je, déclamant du Pessoa, Beco do Fala-Só: Louco? Bebado? Poeta / Falava só consigo / Nessa amplidão completa / Suficiente e secreta / De quem não tem amigo1. Et Lisbonne est si loin, au milieu de l’été, à supposer que l’on déconfine l’été.

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Nous sommes embarqués et si paraphrasant Pascal il fallait aussi parier, non plus sur Dieu, mais sur le fait que nous sortirons grandis de cette période, vivants et grandis, parier même si tout nous indique le contraire, qu’il est plus que probable qu’une fois la crise passée, nous retournions bien vite à nos vieilles habitudes, individualisme, indifférence, consommation à gogo, libéralisme à outrance, mais parier quand même.

(Continua)

Thierry Guilabert

1Fou ? Ivrogne?Poète ? / Il parlait seul avec lui-même / Dans cette étendue achevée / suffisante et secrète / de celui qui n’a pas d’ami.