Nouvelles notes aux confins (10)

Du 17 décembre 2021 au 5 janvier 2022

Il faisait nuit. Nous nous étions serrés sous le grand chêne de larmes. Le grillon chanta. Comment savait-il, solitaire, que la terre n’allait pas mourir, que nous, les enfants sans clarté, allions bientôt parler ?1

Les vacances de fin d’année ne sont pas faites pour écrire, je n’ai que d’infimes interstices de temps entre les départs et les arrivées, les moments de solitude sont rares, seuls nous occupent la famille et les amis. C’est loin d’être désagréable et je prends parfois quelques notes à la va-vite. Cette année, pas de couvre-feu, la pandémie est partout. Les passesseurs pourront profiter des spectacles, des cinémas, des casinos, des pistes de ski. On leur a seulement interdit de danser.

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A huit heures du matin, le ciel rougeoie sur la route des huîtres. C’est le dernier jour, le jour des vacances. Le long de la route si déserte d’habitude, une circulation inhabituelle, le monde ostréicole est entré dans sa période annuelle décisive. On a embauché des saisonniers. Les entreprises et les cabanes sont illuminées en continu. La machine s’emballe pour une quinzaine de jours. Nous partons pour le Cagire.

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En descendant vers Pau, la ligne des Pyrénées fait l’horizon, neige sur ciel azur. Petit arrêt aux Emmaüs de Lescar, souvenir d’un temps où Pau était une étape obligée plusieurs fois par an, souvenirs d’une maison qui n’est plus la nôtre, de repas de fêtes et de marche le long des allées. Ici aussi nous avons nos morts. Mais l’Emmaüs et sa grande librairie n’ont plus le même charme que par le passé, je n’ai pas envie de fouiller les étagères, je passe mon tour et comme mère et fille ne sont pas plus inspirées, nous reprenons la route..

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Les nouvelles sont terriblement mauvaises, passage au pass vaccinal afin d’obliger les récalcitrants à se faire vacciner, confinements dans certains pays d’Europe, et cette lassitude d’en être toujours au même point depuis deux ans, de bricoler au jour le jour, de désigner des coupables pour camoufler qu’on a laissé se détériorer l’hôpital en y appliquant une politique ultra libérale. Et avant peu, l’épidémie servira le roi, on dira partout qu’on ne peut changer un équipage dans la tempête.

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Artigue, au-dessus de Luchon, ses pentes d’herbe rase, la neige, les sommets tout autour, là-bas, l’Aneto, la Maladeta, Le Crabère, et ses troupeaux de brebis qui empruntent la route. Image pastorale d’un monde authentique où les valeurs humaines ne sont pas une vaine croyance. D’ailleurs, voici le troupeau et le berger qui ouvre la marche. Nous nous écartons pour céder le passage, nous saluons et l’on nous rend notre salut. Le troupeau passé, pour une raison qui nous échappe, les chiens s’agitent en tout sens, refusent de poursuivre. Le berger de l’arrière qu’accompagne le gosse fier de son papa s’en prend alors à nous : « Vous vous en tenez une bonne ! » S’en suit une salve de paroles bien senties, du style : « Retournez en ville ! » Pour finir sur un admirable: « Crevures ! » Non vraiment, ça fait plaisir de retrouver loin du fatras des villes, de la perte de sens, de l’indifférence généralisée, des gens avec qui l’on cause vrai.

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Il est trois heures de l’après-midi, Luchon cernée de pics enneigés est prise dans une ombre glaciale. Pas un rayon de soleil ne parvient jusqu’à la ville. C’est dimanche et les allées d’Etigny sont figées dans le souvenir d’une histoire ancienne quand les Louis-Napoléon, les Victor Hugo, Maupassant, Rostand, faisaient la gloire des villas et du casino. Et toujours cette légère tristesse, les grands hôtels de la fin du dix-neuvième aux fenêtres fermées, une ambiance surannée que Luchon partage avec la plupart des villes thermales de montagne. Nous pressons le pas, nous ne retrouverons la lumière qu’à la sortie de la vallée.

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Même s’il n’atteint pas les deux milles mètres, le Cagire est le maître qui domine la région. Des thermes d’Encausse, l’un des rares bâtiments civils décoré par Greschny, jusqu’aux ruines du Château d’Izaut-de-L’hôtel, la petite route qui suit les bords du Job nous rapproche du sommet. Au soleil des anciennes murailles on aurait presque chaud. Le Cagire couvert de neige campé devant nous comme un étendard, a depuis longtemps stimulé l’imagination des conteurs, les fées, les sorcières y trouvent refuge et la beauté des lieux.

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Noël est déjà derrière nous. Les parents sont repartis ce matin. Le temps est au vent, à la pluie, à la douceur remarquable des derniers jours de l’année. Je suis en proie à je ne sais quelle mélancolie, peut-être le regret d’un monde qui nous a été arraché depuis deux ans et sur lequel nous nous pencherons bientôt comme les archéologues sur des vestiges, peut-être le manque d’un projet qui me tienne éveillé, qui me fasse sentir écrivain à nouveau.

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La machine s’est emballée, les cas positifs se comptent en centaines de milliers, tout ça ne veut plus dire grand-chose, la seule réponse consiste à renforcer le carcan répressif, les sanctions, les menaces. On voudrait que les restaurateurs vérifient l’identité des clients, le premier qui demande mes papiers n’est pas prêt de me revoir. Dans ce pays de flics, chacun devient le flic de son voisin, la société de contrôle idéale. Et bien sûr, toute critique reste totalement inaudible, au mieux ignorée, au pire taxée de complotisme. D’ailleurs qui s’avise encore de penser quand un soi-disant philosophe Raphaël Enthoven peut dans ses vœux écrire : Bonne année à tous, sauf aux antivax, qui sont vraiment soit des cons, soit des monstres sans regarder plus loin que son nombril, sans écouter, discuter, tenter de comprendre, la seule attitude qui me semble à moi, vacciné, constructive.

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Première promenade jusqu’à l’Océan pour le nouvel an. Soleil et températures printanières… des baigneurs. Nos amis sont repartis vers le Tarn peu après, et tandis que l’ordinateur se refuse à nouveau à tout travail, je me demande si un pays qui s’assoie si facilement sur les libertés individuelles parce qu’il refuse le moindre risque mérite quelque considération que ce soit. Enfin le roi est content de lui et c’est bien le principal, l’année promet de débuter par une rentrée épique et les perspectives sont réjouissantes.

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Drôle d’ambiance au collège entre les malades, les cas contacts, pour d’autres des vacances gâchées par l’épidémie. Il faut juste espérer passer entre les gouttes, mais c’est de moins en moins facile, le tamis de plus en plus serré. La moitié de l’équipe sur le flanc. Et puis cette sensation, toujours la même, un quart d’heure après avoir repris son poste c’est comme si les congés n’avaient jamais eu lieu, et les heures s’étirent, s’allongent., on avait perdu l’habitude.

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Deus não pode abandonar o seu povo eleito, passado o domínio da Europa, quando a técnica tiver esgotado todas as suas possibilidades, quando a economia protestante se verificar pleinamente anti-humana, quando a centralização estatal se revelar estéril, Portugal vira de nova construir o seu mundo de paz2.

Il y a dans l’âme portugaise cette fascinante croyance en un cinquième empire qui verrait à nouveau le Portugal dominer le monde et lui apporter la paix, croyance que l’éclipse dans laquelle a plongé le pays à la mort du jeune roi Sébastien, le 4 août 1578, prendra fin et que « l’autre peuple élu de dieux » s’assiéra sur le trône. Ça pourrait simplement prêter à sourire et c’est pourtant essentiel pour comprendre la poésie de Camoes, Pessoa ou les films de Manoël de Oliveira, pour sentir avec Eduardo Lourenço ce qu’est la Saudade que l’on confond trop aisément avec la nostalgie ou la mélancolie desquelles elle participe mais auxquelles elle ne saurait être réduite, car la Saudade s’inscrit dans un rapport au temps typiquement portugais, un temps où rien ne meurt tout à fait, où la présence des êtres et des choses se perpétue, où l’on attend toujours le retour d’un jeune homme providentiel disparu depuis plus de cinq cents ans.

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Le roi a publié hier dans un journal du soir, des propos sidérants et indignes d’un monarque : «  Les non-vaccinés, j’ai très envie de les emmerder. Et donc on va continuer de le faire, jusqu’au bout. C’est ça la stratégie. » ajoutant en substance : «  Quand ma liberté vient menacer celle des autres, je deviens irresponsable. Un irresponsable n’est plus un citoyen. ». Je me suis sincèrement demandé si le roi parlait de lui-même, liberticide et irresponsable, mais la triste vérité c’est qu’il dénie à plusieurs millions de français le droit d’être des citoyens au prétexte qu’ils agissent en accord avec leur conviction, erronée peut-être mais qui ne fait pas d’eux des hors-la-loi, puisque la vaccination n’est nullement obligatoire. Les propos ont provoqué la fureur de l’opposition à l’Assemblée, c’est bien le moins qu’on puisse attendre.

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Il y a exactement deux ans, le 5 janvier 2020, la Chine faisait état d’une «  pneumonie d’origine inconnue » touchant 59 personnes sans provoquer de morts. On ne connaît que trop bien la suite.

Quando quis tirar a máscara,

Estava pegada à cara.

Quando a tirei e me vi ao espelho

Já tinha envelhecido 3

***

1René Char, Seuls demeurent.

2Dieu ne peut abandonner son autre peuple élu, passée la domination de l’Europe, quand la technologie aura épuisé toutes ses possibilités, quand l’économie protestante s’avèrera anti-humaniste, quand la centralisation étatique se révélera stérile, le Portugal construira à nouveau son monde de paix. Agostinha da Silva, 1959.

3Quand j’ai voulu retirer le masque,/ Il me collait au visage. / Quand je l’ai retiré et me suis vu dans la glace,/J’avais déjà vieilli. Fernando Pessoa, Tabacaria.

Notes aux confins (15)

Du 16 octobre au 31octobre.

Et dans cette ville inerte, cette foule criarde si étonnamment passée à côté de son cri comme cette ville à côté de son mouvement, de son sens, sans inquiétude, à côté de son vrai cri, le seul qu’on eût voulu l’entendre crier parce qu’on le sent sien lui seul ; parce qu’on le sent habiter en elle dans quelque refuge profond d’ombre et d’orgueil, dans cette ville inerte, cette foule à côté de son cri de faim, de misère, de révolte, de haine, cette foule si étrangement bavarde et muette1.

Je voudrais arrêter d’écrire ces notes, fin de partie, tout serait à nouveau comme avant, ni masques ni couvre feu, on pourrait se retrouver, se serrer les mains, s’embrasser, aller au spectacle, programmer ses vacances, à la place de quoi, nous nous enfonçons à une vitesse incontrôlable sans perspective de freiner la chute, sans espoir de sortir du trou. Et pour nos enfants, le poids est encore plus lourd à porter. Ce sont des vies marquées au fer rouge, de nouvelles pauvretés, sociales, culturelles, économiques, et le constat glaçant des politiques inhumaines et totalitaires. Il ne s’agit ni de nier la maladie ni de ne pas se protéger et protéger les autres, il s’agit de dire haut et fort combien nous sommes à la botte d’une bande d’incapables qui gèrent par le mensonge et la peur.

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Pour comble de tout, ce matin sur toutes les unes, ce crime odieux, ce fanatisme religieux qui gangrène nos sociétés, ce dévoiement du Coran qui en fait une arme de guerre pour des esprits malades qui font peser la suspicion sur toute une communauté, cette voie ouverte à la haine de l’autre. Et les trésors de compréhension qu’il faut déployer pour convaincre de ne pas céder au penchant naturel, de ne pas mettre tout le monde dans le même sac et prononcer l’ostracisme. Cet effort que chacun de ces actes barbares ruine davantage.

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Les grandes marées, un froid soleil de la partie. Les citadins sont revenus en nombre, fuyant les couvres-feu et à l’aube, j’ai déclamé d’un trait le Cahier d’un retour au pays natal, pour moi seul, dans l’intimité de la chambre du fils qui me sert d’atelier. Tout, partout nous repousse, mais s’il faut vivre, vivons debout. J’ai pensé à toi, petite sœur, combien j’ai pensé à ton courage et ta force, j’ai eu le cœur brisé d’y penser. Et nous marchons sur la laisse de mer, jusqu’aux confins, où l’océan reprend ses droits. Là-bas, on est comme hors du monde et rien n’est plus nécessaire qu’être hors du monde à cette heure, de le tenir à distance et comme en respect.

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Pendant qu’ils manifestaient en mémoire de Samuel, nous marchions sur les dunes les yeux plantés dans le bleu, un peu trop loin de tout, un peu trop insulaires, dans cette solitude dont j’ai fait mon refuge, qui ne se laisse approcher qu’à distance et qui parfois a tout d’un égoïsme, je crains que la seule compassion dont je sois capable passe à travers les mots.

Des mots ? Quand nous manions des quartiers de monde, quand nous épousons des continents en délire, quand nous forçons de fumantes portes, des mots, ah oui, des mots ! Mais des mots de sang frais, des mots qui sont des raz-de-marée et des érésipèles et des paludismes et des laves et des feux de brousse et des flambées de chair, et des flambées de villes…2

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Nous sommes épargnés, ce quotidien inhumain qui sévit dans les grandes cités nous est parfaitement étranger, plus encore en période de vacances où l’on oublie, pour peu qu’il n’y ait aucune course à faire, même le port du masque. Ce n’est pas sans mal que j’imagine les longues queues devant les centres de dépistage et aussi le silence des nuits dans les rues de Toulouse, et s’il m’arrive de me sentir coupable de me tenir debout sur un rocher, je me console, sachant que là je suis à ma tâche, mon travail de vigie océanique. Le prix à payer, le silence, le retrait, la solitude, certains n’en voudraient pas, mais je ne veux rien des villes sinon quelques jours par an pour me plonger dans ce tourbillon qui m’épuise. Ver é estar distande3.

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Réveillé avec le jour, à la table de travail, l’esprit vide sans élan, toute la fatigue du monde sur les épaules. Je fixe l’écran de l’ordinateur avec dégoût. Une journée à remuer la terre, à forer des puits, à couper du bois, à ahaner des heures dans une sorte d’hébétude apaisante, et surtout ne pas croire qu’il y a quelque intérêt pour les autres ou pour moi à ajouter des lignes à la somme trop grande des lignes déjà écrites. À contre-pieds du jour d’avant, je ne suis missionné en rien.

Mais je porte en moi tout

ce que je récuse. Je sens

se coller à mon dos

un lambeau de nuit ;

et je ne sais comment me tourner

vers l’avant, où le matin

se lève.4

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Nuit venteuse, la maison, la charpente, les volets grincent, ce doit être l’effet de la tempête Barbara qui souffle sur les Pyrénées. Les nouvelles de l’épidémie sont mauvaises, le compteur des morts s’affole à nouveau et je m’inquiète d’un reconfinement devenu probable. L’Irlande et le Pays de Galle l’ont déjà décidé. Je me suis perdu seul dans la Passe Saint-Séverin. C’est l’endroit le plus hanté de l’île, des ruines de blockhaus sous les chênes verts comme des temples Maya dans la forêt vierge, une dizaine de ces mastodontes de béton devenus lieux de cérémonies sauvages, mais dans la grisaille et le vent seulement des fantômes, la photographie d’un jeune homme et une lampe votive près d’un mur, plus loin une stèle érigée il y a 50 ans à la mémoire de deux enfants noyés à La Perroche. Quels drames encore ?

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C’est sur un banc de Rochefort à côté de la statue de Loti, que nous avons appris les nouvelles mesures, les 46 millions de français sous couvre-feu, les 54 départements, les 41 000 tests positifs en 24 heures, les 165 décès du jour, assommés par les nombres, révoltés, résignés, le moral en berne. Como se a vida fosse isso5. Le monde est trop étroit, j’ai besoin d’air. Nous partons après-demain pour le sud et l’amitié, quelques jours avant qu’il ne fasse trop noir.

Ah, seja como fôr, seja para onde fôr, partir !

Largar por aí fora, pelas ondas, pelo perigo, pelo mar,

Ir para longe, ir para Fóra, para a Distância Abstrata,

Indefinidamente, pelas noites misteriosas e fundas,

Levado, como a poeira, plos ventos, plos vendavais !

Ir, ir,ir,ir de vez !6

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Quand je vois le déchaînement de propos haineux envers les musulmans, tous dans le même sac, depuis l’attentat de Conflans ou les gens qui ont quelques sympathies pour eux taxés par un ministre d’Islamo-gauchistes, quand je vois ce gouvernement chasser toutes voiles ouvertes dans les marais du Rassemblement National, je me dis que les intégristes ont de beaux jours devant eux, un seul d’entre ces fous suffit à désigner l’autre comme ennemi, permet les amalgames les plus grossiers. Et c’est ça la France, ce bon vieux quant à soi qui voudrait s’imposer à tous, et qu’on observe, depuis les frontières avec une moue de dégoût et de pitié.

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Même ici, même insulaire, je ne peux me tenir à distance et n’être qu’à ma tâche. Sans télé, sans radio, c’est encore trop de lire les nouvelles sur l’écran de l’ordinateur, et sans cesse freiner la colère, lutter contre l’abattement, et ne pas être pour autant un homme qui accepte7. Ce temps de détresse me rapproche-t-il ou m’éloigne-t-il du but que je me fixe chaque matin depuis tant d’années ? Ai-je finalement trouvé dans ces notes fragmentaires, une façon de dire qui soit tout à la fois la forme recherchée et l’engagement désirée ? Peut-être.

Il n’y a qu’une lèpre humaine pire que le despotisme, c’est la lâcheté. Lâcheté individuelle ou collective, qui recule devant la force ou devant les faits. De façon singulière ou plurielle, cachée ou découverte, la vie réclame de nous tous la même exigence : l’exercice quotidien du courage et du risque. Et quand la peur nous envahit, quand nous nous refusons à ce salutaire exercice, nous perdons -en tout ou en partie- cette dignité minimum qui distingue l’être humain de la bête et le groupe du troupeau8.

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Se réveiller dans une maison inconnue mais amie, à six heures du matin, tranquille comme Baptiste, la journée devant soi. Une maison chaleureuse où l’on peut sinon oublier du moins partager les jours insupportables que nous traversons, jours gris, jours noirs. Dans Le Miroir, le poète Arseni Tarkovski, le père d’Andreï, dit : Habitez la maison et elle ne s’effondrera pas. On est ici dans une maison solide et tellement habitée que rien ne l’atteindra.

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La catastrophe redoutée est là, certaine. Les indicateurs se sont emballés, et le reconfinement est à nos portes. Les mesures les plus diverses filtrent à travers les radios, c’est la façon étatique de nous préparer au pire, et le pire sera de poursuivre le travail, l’école, et le reste du temps rester enfermer, nouvelle conception des travaux forcés. Nous sommes comme sidérés devant l’écroulement de notre monde. Novembre n’est pas encore là et l’hiver s’annonce interminable.

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Au bar le Cagire, sur la place d’Aspet, une clientèle clairsemée mais fidèle se presse autour de l’unique exemplaire de La Depêche, les commentaires vont bon train, mais personne ne fanfaronne, le temps est à la résignation même si la colère et le désespoir sont perceptibles. La Une du journal douche les meilleures intentions : Le virus hors de contrôle. On sent qu’il doit y avoir ici de grands éclats de voix que la patronne derrière le comptoir n’est pas la dernière à provoquer, mais le cœur n’y est pas et l’on ne sait plus à qui adresser ses remontrances, au ciel ou aux hommes. On se sépare sans lendemain. L’après-midi, les gendarmes sont venus fermer le bar.

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La route du Val d’Aran, nous sommes en Espagne et le portrait est identique, la frontière invisible mais les bars et les restaurants fermés, à Bossòst, à Viella, il devrait y avoir foule, des français venant profiter des prix du tabac ou de l’alcool, mais non, c’est presque désert, la Catalogne aussi est sous cloche. Nous mangeons dans un jardin plein d’enfants, je me souviens qu’ici en octobre 1944, plusieurs milliers de vétérans de la Guerre d’Espagne tentèrent d’amorcer une reconquête du pays qui ne dura que cinq jours et fut un terrible échec, plusieurs centaines y perdirent la vie et la résistance à Franco fût durablement décapitée.

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Dernier jour de liberté. Nous l’avons passé en montagne, au Port de Balès où s’ouvre l’horizon sur toute la chaîne. Nous avons goûté l’air et rempli nos yeux sachant trop bien que le retour nous attendait, la séparation, l’isolement. Les problèmes insolubles que posent le nouveau confinement, nous les avons oublié un moment près des neiges. Si la phrase :  » avoir le cœur gros  » a un sens, alors j’ai eu le cœur gros durant tout le voyage de retour. À Bordeaux, cours de l’Yser, les bars Portugais étaient toujours ouverts, on y faisait de la vente à emporter pour pouvoir maintenir un semblant de vie sur le trottoir. C’était la nuit à Oléron. Les vannes se sont ouvertes sans prévenir. J’ai pleuré.

Thierry Guilabert

***

1 Aimé Césaire, Cahier d’un retour au pays natal.

2 Idem

3 Voir, c’est être loin. Bernardo Soares (Fernando Pessoa) idem.

4 Nuno Júdice, Méditation sur des ruines.

5 Comme si la vie c’était ça ! Fernando Pessoa, Ode maritime.

6 Ah, n’importe comment, n’importe où s’en aller ! / Prendre le large, au gré des flots, au gré du danger, au gré de la mer, / Partir vers le Lointain, partir vers le Dehors, vers la Distance Abstraite, / Indéfiniment, par les nuits mystérieuses et profondes, / Emporté, comme la poussière, par les vents, par les tempêtes ! / Partir, partir, partir, partir une fois pour toutes ! Fernando Pessoa, idem.

7 Aimé Césaire, idem.

8 Miguel Torga, Diario, 23/09/1966.

Les mains de Gargas

IMAGE0013Photographie Félix Régnault à l’époque de la découverte.

Il pleuvait. J’étais crispé, les yeux plissés, froncés au rythme des essuie-glaces. Comme d’habitude, ça ronchonnait à l’arrière de la voiture. On s’expliquait mal mon opiniâtreté à entraîner femme et enfants dans les cavernes ornées. Je laissai passer l’orage en quittant l’autoroute et traversais des villages – toute vie absente, les montagnes enneigées. Après Aventignan, à proximité de la grotte, la pluie cessa et la route devint un chemin étroit, sinueux, montant jusqu’à l’aire de stationnement qui dominait la vallée de la Neste.

Il y avait deux voitures, les occupants nous regardaient avec insistance. Des bâtiments, j’en comptais trois, deux d’aspect assez moderne mais d’une architecture pauvre : cubes blancs presque sans ouverture, dont l’un donnait sur l’ancienne entrée de la cavité, l’autre faisant office de salle d’attente et de bureau de vente des billets.

La jeune guide derrière un comptoir, quelques relevés de gravures effectués dans les années 70, quelques cartes postales, une machine à boisson, et deux minces monographies l’une du docteur Ali Sahly uniquement consacré aux mains de Gargas, et que je possédais déjà, l’autre de Claude Barrière qui avait étudié les gravures.

Je m’étonnais du peu de choix[1] ; Gargas est une grotte connue dans le monde entier, la plupart des livres traitant de l’art préhistorique en font mention. Depuis un siècle, les théories s’affrontent pour essayer de comprendre non seulement la présence ici de quelque deux cent cinquante mains négatives, mais aussi leur incomplétude. Seule une dizaine d’empreinte est normale, le reste est comme mutilé d’une partie des phalanges.

Un groupe entra : une accompagnatrice et quatre personnes légèrement handicapées. Ils devaient venir d’un centre peu distant de la grotte. Un groupe, et ce fut tout.

200903220550_zoom La grisaille, l’absence d’autres visiteurs, donnaient à l’endroit un côté lugubre, ma compagne était mal à l’aise. Je pensais à la vieille histoire de Blaise Ferrage, surnommé Sevé, qui vivait dans les grottes, enlevait et éventrait les bergères, et qui fut roué place Saint-Georges à Toulouse en 1782. On dit qu’il hantait Gargas et mangeait ses victimes. Mieux, les minutes du procès faisaient, dit-on, référence aux empreintes de mains dans la grotte qu’on avait pris pour celles ensanglantées des proies du monstre – passe encore si elles avaient été positives – et, les rares guides du dix-neuvième siècle montraient les ossements d’ours dans la caverne en prétendant qu’il s’agissait des restes de femmes dévorées.

Une maison ancienne, presque une cabane, nous surplombait de quelques mètres. La porte était ouverte avec un écriteau et le mot : musée. Nous avons gravi l’escalier, la cahute enfermait des vitrines, quelques dizaines d’outils de petites tailles, des os trouvés à Gargas et des plaquettes gravées illisibles, la faute au mauvais éclairage de la pièce. Tout ça était à la limite de l’abandon, mais l’aménagement de la grotte était parfait – refait en 2003 pour lutter contre la maladie verte (des algues proliférant sur les parois) et mieux accueillir les touristes.

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 La jeune guide indiqua un chemin dans la végétation, qui montait en quelques minutes jusqu’à l’entrée de la grotte supérieure ; car deux grottes communiquaient entre elles de manière artificielle. Elles étaient distinctes au gravettien, il y a 27 000 ans quand furent exécutées les oeuvres de Gargas.

On nous donna les habituelles consignes. On évoqua la montagne calcaire et la découverte des mains en 1906 par Félix Régnault, les travaux de l’incontournable abbé Breuil, et la reprise toute récente de fouilles à l’intérieur des grottes. De l’origine supposée du nom Gargas, double pyrénéen du géant Gargantua, la guide ne dit mot, pas davantage ne devait-elle évoquer Blaise Ferrage.

Nous pénétrâmes d’emblée dans la grotte – pas de tunnel artificiel, pas de porche- un cheminement lumineux à nos pieds, une passerelle que nous suivrions, et de suite la luxuriance de la caverne. Les grottes que j’avais visitées récemment Niaux, Rouffignac, Pair-non-Pair, ne présentaient pas cette richesse géologique, cette beauté naturelle, on y venait pour la préhistoire et, si à l’occasion on se laissait distraire par les dimensions, les concrétions ; l’intérêt du site restait l’œuvre de Cro-Magnon.

Gargas, c’était autre chose : les draperies de calcite comme des méduses pétrifiées de teintes diverses, blanches, ocres, colorées d’oxyde noirs, les colonnes, les stalactites préservées, le chemin descendait là-dedans et l’on était séduit bien avant d’apercevoir la moindre peinture.

J’étais heureux. Si mes enfants restaient peu sensibles aux gribouillis préhistoriques, la forêt souterraine, délicatement soulignée par l’éclairage, ne lasserait pas de les captiver. J’imaginais le même parcours, il y a 27 000 ans, entièrement magique. Je me sentais dans un monde totalement habité non par des hommes, mais par des formes minérales auxquelles la lumière donne vie, et ce n’était ni la flamme d’une chandelle ni celle d’une lampe.

Le chemin s’éclairait à notre passage avant de replonger dans le noir. Un fil rouge – en fait orangé – balisait la route, nous laissant tout loisir de lever la tête et d’observer tout autour plutôt que nos pieds. Pas davantage je n’avais à me soucier des enfants qui allaient seuls, la guide fermant la marche.

C’était une faille verticale. Palier par palier nous descendions comme au centre de la terre, des galeries s’ouvraient sur la gauche, des puits que Norbert Casteret avait exploré, un réseau profond, étendu, mais ignoré de Cro-Magnon. En contrebas, nous avons vu les premiers signes, comme à Niaux, un panneau indicateur à l’entrée du sanctuaire, un point ocre et cinq lignes parallèles de points plus petits et noirs dont personne n’avait pu déterminer ni l’âge ni la signification.

Cela me fit grande impression, à croire que c’était le bon jour, que la petitesse du groupe, la grisaille du dehors, l’aménagement subtil de la grotte m’avaient mis en condition d’accueillir. Bien que rien de spectaculaire ne se trouvât plus loin, ce signe disait : « Ça commence ! Soyez attentif ! Levez les yeux ! ».

La guide expliqua combien les merveilleuses draperies de calcite étaient mortelles pour les œuvres peintes sur les parois de Gargas. On savait qu’elles recouvraient des dessins et l’on cherchait à localiser ces derniers, à retirer la gangue minérale sans effacer les traits d’oxyde de fer ou de manganèse. C’était une dégradation naturelle dans un milieu vivant où l’eau de pluie atteignait l’intérieur de la grotte en deux jours.

En vérité, la grotte supérieure comporte peu de témoignages visibles du gravettien, quelques traits, quelques animaux aux contours parfois inachevés, ou disparaissant sous le calcaire. Elle nous montra, perchés à trois mètres du sol, deux bouquetins, un rouge et un noir, d’une facture assez simple et d’une taille modeste. Ils étaient à l’entrée de la galerie Casteret, en quelque sorte au fond de la première grotte où s’ouvraient deux diverticules, l’un se perdant sur notre gauche, inaccessible aux dires de la guide, l’autre menant en descente vers la grotte inférieure, celle des mains négatives.

Le chemin se glissait à présent entre des parois rapprochées et Gargas était toujours aussi belle. Le groupe s’arrêta pour contempler un bison ou ce qu’il restait d’un bison : un trait sombre formant dos et arrière-train, le début d’une patte. Pour la bosse, Cro-magnon a épaissi la ligne. La queue finement relevée en un arc de cercle extraordinaire de grâce imprimait un mouvement à l’ensemble du corps.

La guide nous montra le support préparé, raclé, afin de recevoir les pigments, mais la coulée de calcite avait fait disparaître l’avant du bison et le bas. On avait essayé de retirer la coulure, on enleva aussi l’oxyde de manganèse, c’est-à-dire l’œuvre.

En quelque sorte, le dessin subsistant est une abstraction de bison, non pas tel que l’a voulu l’artiste, mais tel que l’a transmis la nature. On touche à l’éphémère de l’art des cavernes. Combien d’œuvres sont-elles en effet recouvertes, mises au tombeau ? Et faut-il à tout prix tenter de briser la gangue afin de les donner à voir, à étudier ?

Je ne choisis pas entre la beauté des draperies calcaires et d’hypothétiques traces. La disparition des œuvres est inéluctable. Cet animal avait d’ailleurs un pouvoir d’évocation multiplié du fait de son effacement partiel. Le voir tout à fait l’aurait rendu commun (les bisons de meilleure facture ne manquent pas dans l’art rupestre). J’aime l’aspect inachevé, un trait sort de la roche un animal, mais pas tout à fait. Le support et l’œuvre ne font qu’un.

Passé le bison, le chemin toujours en descente, à plus de quarante mètres de profondeur, traversait une zone terreuse, là même où un bouchon de sédiment avait séparé les deux grottes de Gargas. Il fallut baisser la tête un bon moment, c’est que nous passions d’une fissure verticale à une fissure horizontale et l’apparence du lieu changeait complètement. Finies les draperies de calcite, les stalactites et stalagmites. La roche était à nu, imperméable à l’eau, protégée par la couche argileuse que nous venions de traverser.

Un peu plus loin le plafond remontait légèrement et l’eau dégouttait à nouveau de la paroi. La salle était large, le sol était dessiné de vaguelettes formant de multiples bassins de calcaire : les gours. Lorsqu’il pleuvait abondamment, ça ressemblait à un lac, l’eau s’infiltrait depuis la surface, et les gours se remplissaient.

J’ai pensé assez longtemps cette zone sans intérêt préhistorique. Un plan de la grotte m’a détrompé, sur notre gauche s’ouvrait le Camarin, inaccessible aux groupes. On pouvait y voir nombre de gravures superposées, enchevêtrées, à la lecture difficile, chevaux, bisons, bouquetins, mammouths, le bestiaire de l’art pariétal, dont les relevés se trouvaient à l’accueil.

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Relevé d’une partie du Camarin Henri Breuil

Le Camarin, situé au fond de la grotte inférieure, était sans doute l’un des hauts lieux de Gargas, réservé comme aujourd’hui à un petit nombre d’initiés. Le mot désigne une chapelle derrière l’autel et, dans le plan de la grotte dressé par Claude Barrière, les divers espaces du Camarin sont dénommés ainsi : entrée, vestibule, anti-chambre, chambre, abside… Ces noms n’ont rien de neutre, ils étayent l’idée d’un espace fortement ritualisé, où les officiants – on les appelle aussi sorciers et chamanes – gravaient des formes animales, l’une sur l’autre, venant après l’autre, prenant la puissance de l’autre… On ne sait pas, mais cet effet de superpositions que l’on retrouve partout dans l’art pariétal, que l’on retrouvera aux Combarelles, semble intentionnel, des générations d’hommes venant en quelque sorte graver la pierre sur une pierre-mémoire.

En face, plus étroit encore mais cachant aussi des gravures : le Diverticule des oubliettes et le puits où l’on découvrit des squelettes d’ours exposés dans différents musées. Oui, porter le regard sur un plan détaillé, c’est faire la distinction entre espaces publics et espaces réservés : ce qui m’échappe lors d’une simple visite, dont je verrai quelques photographies, mais sans être frustré, car ici le parcours vous garde en éveil d’un bout à l’autre, et il ne tient qu’à moi d’approfondir ma connaissance de la grotte en glanant dans des livres, des revues, des éléments dispersés qui bout à bout façonneront mon idée de Gargas.

         Quelques instants plus tard, la guide éclairait sur notre gauche mais assez loin, les Mains de la Découverte ; elles sont trois, auréolées de rouge, incomplètes, seuls les pouces et les auriculaires sont intacts, le reste des doigts s’achève à la première phalange.

Même à cette distance – j’ai du mal à distinguer les détails – les mains semblent s’extraire de la roche. Sanglantes, situées pour être vue, sans aucun doute connues de tout temps et, j’imagine que le guide du XIX° siècle, ignorant quant à l’histoire de ces mains et la préhistoire de l’homme, devait ménager son effet, avancer à la lueur vacillante de la lampe avant de sortir des ténèbres les trois mains martyrisées, dressées en un ultime appel à l’aide. Un peu d’imagination et un talent de conteur suffisaient. Je doute que Félix Régnault ait été le premier à les voir. Elles sont par trop visibles.

         Dès lors, je sus que ces mains et celles qui suivraient avaient été peintes à des endroits précis – la signification reste à découvrir. La guide nous demanda de réfléchir à des explications possibles ; nous en parlerions plus loin dans la grotte. Mais, confirmant mon impression, elle nous mena jusqu’à la Main à la niche. Là, dans une alcôve rocheuse tout à fait semblable à une niche, était l’empreinte d’une main négative sur fond noir.

Seul le pouce était intact, les quatre autres doigts comme sectionnés à la première phalange. Elle avait été exécutée avec du charbon de bois et, ne devait d’être si bien conservée qu’à la protection naturelle de l’alcôve. Elle était invisible de loin – à l’inverse des Mains de la découverte – mais un point rouge, juste en face, sur un panneau rocheux bien orienté, semblait depuis toujours indiquer aux visiteurs l’endroit de la niche et au-delà, la position du Sanctuaire des mains : salle exiguë, où se trouvaient une quarantaine de mains négatives, à laquelle nous n’avions pas accès.

J’avais l’impression d’une grotte parfaitement organisée, un lieu d’adoration où différentes chapelles recevaient les fidèles en petit nombre, voire individuellement. Plus encore, cette niche naturelle, et la main, de femme croyait-on, avec ces phalanges manquantes. Elle avait craché son pigment noir autour de ça et, l’empreinte n’était pas exactement une main. J’imaginais une relique chrétienne en lieu et place. J’imaginais quelque rituel sanglant, mais rien d’extraordinaire ; combien d’hommes d’église avaient cherché le martyr, la canonisation ?

Toutes ces analogies, ces idées étaient parfaitement iconoclastes, énoncées sans le moindre début de preuves. Je savais ça, mais j’avais dit depuis le début que l’important n’était pas dans la véracité de l’interprétation mais dans l’expérience – certes subjective – de la visite d’une grotte ornée. J’avais peut-être tout faux. Qui me lirait taxerait mes écrits de délire imaginaire. Mais je ne prétendais rien, sinon exprimer à ma façon le trouble dans lequel me tenait l’agencement de Gargas.

Je connaissais les théories au sujet des mains, elles s’excluaient les unes les autres bien qu’étant révélées comme parole d’évangile.

         Au-delà du secteur des gours, la grotte était à nouveau tapissée de concrétions -quoique de plus faible taille. La guide nous arrêta au bord d’une roche marron très dure, semblait-il, à l’aspect brillant comme polie, et tacheté de bistre. C’était la Conche. Là aussi, le rocher n’était nullement choisi au hasard, mais comme une station sur un itinéraire.

Elle nous fit accroupir et nous rapprocher considérablement de la paroi. Il y avait là-dedans des trais fins, plutôt des rayures qu’un tracé linéaire, qui dessinaient un bestiaire connu mais peu lisible : cheval, aurochs, renne et mammouth. Elle nous montrait patiemment chaque figure en suivant les contours entremêlés : là une corne, ici un œil.

         L’ensemble me parut frustre, sinon grossier : on était loin de la finesse de Pair-non-Pair. Les animaux étaient à peine reconnaissables. La teinte du rocher, sa surface, ne semblaient guère propices à de belles gravures. Peut-être, la position et l’orientation de la Conque avaient-elles prévalu sur la qualité du support ?

Plus que les dessins, j’admirai la perspicacité des découvreurs. Les yeux collés à la paroi, je serais aisément passé à côté des gravures sans les apercevoir. Mais, ils avaient trouvé ça, dans la vaste grotte de Gargas, et d’autres choses encore, peu visibles, retirées, qu’on nommait : le Pavillon chinois, le Laminoir, le Baldaquin, à quoi il aurait fallu consacrer des heures si l’on n’avait pas été seulement un touriste, un amateur… un vacancier.

Je m’étonnais qu’on puisse passer une grotte de grandes dimensions au peigne fin. Ou bien ils savaient où chercher ; ayant cartographié la cavité, ils étaient capables de définir à quels endroits ils avaient des chances de trouver des gravures, des signes, des peintures. Sans répondre précisément à des règles, les permanences dans l’organisation de l’espace n’avaient pas échappé aux préhistoriens : les chambres, les salons, les camarins, les sanctuaires ; les signes qui les balisaient, les encadraient ; le bestiaire sur les parois… C’était là le grand œuvre de Leroi-Gourhan et du structuralisme, lequel, bien qu’ébranlé par d’autres théories, était l’avancée la plus décisive depuis cinquante ans.

          Derrière la Conque, près du chemin, se trouvait la Niche rouge aussi appelée Le grand Tabernacle. C’est une fissure d’environ deux mètres, couverte de peinture et éminemment sexuelle, une faille comme il en existe ailleurs dont je ne peux douter un instant de la signification, puisque d’instinct je reconnais l’objet du désir. Ce n’est plus l’intellect qui me parle, autre chose de plus ancien prend le relais sans besoin de langage.

Et pourtant, ce n’est qu’une photographie. La guide, arguant de la présence des enfants, ou de personnes psychologiquement fragiles dans le groupe, ne fit pas mention de la niche. Je passais sans la voir, sans même me douter de son existence, mais j’avais défini mes règles : n’en savoir qu’un minimum avant la visite, de manière à être le plus réceptif possible, et tant pis si je ratais l’occasion… Ce n’était ni la première ni la dernière fois.

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         Nous fîmes encore quelques mètres, la galerie allait sur la droite jusqu’à la Grande Paroi des mains. C’était pour elle que nous étions là, pour cette accumulation de mains négatives aux doigts passablement mutilés, sur laquelle venaient se briser, depuis un siècle, tant de théories.

Ça valait la peine d’attendre la fin ; sur huit panneaux, à faible hauteur du sol, des dizaines de mains – le docteur Salhy en compta 109 qu’il répartit ainsi : 1 ocre, 64 noires, 42 rouges et 2 blanches – orientées différemment, certaines peu visibles, avec un souci évident de répartition – du moins donnent-elles cette impression – tout le long du mur jusqu’à la sortie, sur plus de quarante mètres. À vrai dire, seuls les quatre panneaux principaux sont visibles depuis la passerelle, et c’est bien assez pour tomber sous le charme. L’aménagement offre une plateforme surélevée pour une vue d’ensemble et, plus proche des peintures, un cheminement le long de la paroi.

C’était admirablement conçu, j’en restais muet. On avait scénarisé la visite, inversant le sens pour finir sur ce coup de théâtre – l’entrée quelques années auparavant. On entraînait le public dans une histoire, un parcours initiatique, et ça fonctionnait. J’allais d’un panneau à l’autre, les enfants aussi, libres pensaient-ils. Oui, le plus étrange était cette sensation de liberté pourtant totalement conditionnée par le chemin lumineux dont on ne s’écarte pas.

Je regardais attentivement le panneau huit au fond de la salle. À la plupart des mains, rouges et noires, manquait deux phalanges et ça sur quatre doigts – le pouce étant semble-t-il toujours préservé à Gargas. Ces mains étaient penchées l’une vers l’autre, parfois rouge vers noir, ou bien deux par deux. Malgré la mutilation, je ne leur trouvais rien d’effrayant, et l’ensemble, peut-être à cause de l’étendue du site ou de la proximité des panneaux avec le sol, de l’inclinaison de la paroi, des barrières de protection, me faisait penser au Salon noir de Niaux, comme si les bisons avaient été remplacés par des mains aux doigts repliés, un code à l’usage de Cro-Magnon. Après tout, ce n’était pas idiot, et l’hypothèse avait été formulée par Leroi-Gourhan d’une main symbole. Certaines tribus, soi-disant, approchaient les animaux de la sorte, avec un langage gestuel et silencieux, un code approprié utilisant les multiples ressources de la main.

En y pensant, l’explication me parut bancale ; les langues de signes utilisaient de très nombreuses combinaisons, la main non seulement vue de face, mais de profil, le pouce pouvant alors former un cercle avec l’index. Je trouvais soudain que les murs de Gargas faisaient un pauvre répertoire, à peine une vingtaine de positions, le pouce toujours entier, les mains parfois complètes et, dans la grande majorité des cas, orientées verticalement. Tant de possibilités offertes et si peu d’utilisées. Et puis, j’essayai de reproduire des positions, d’imaginer ma main dos contre la roche, doigts repliés, et moi soufflant la couleur. Il fallait exécuter une sacrée gymnastique, et encore l’on ne pouvait coller véritablement à la roche pour obtenir un tracé net. Certaines empreintes où l’on distinguait le poignet et l’avant-bras me parurent impossible à réaliser de cette manière.

Des mains négatives, il y en avait partout dans le monde, et des belles, des fameuses, dans le désert australien, dans les grottes d’Espagne, les sables d’Afrique, à Bornéo, en Argentine, aussi. Parfois des murs entiers, des merveilles comme à Ouadi Soura où se trouvaient des empreintes de mains adultes et, à l’intérieur de celles-ci plus petites mais terriblement présentes, des mains d’enfant ; peut-être la même personne à des âges différents, peut-être un rapport de filiation, dans tous les cas une histoire.

On ne savait pas ce qu’elles signifiaient. On ne savait même pas si elles signifiaient la même chose en Europe et en Afrique, il y a 25 000 ans et il y a 10 000 ans comme l’affirmaient, depuis Breuil, certains tenants de l’ethnographie comparée. Moi, ni préhistorien ni ethnologue, j’étais pour le moins perplexe quant à une signification universelle et univoque de l’empreinte de main. Chez les aborigènes, ce pouvait être une signature, un souvenir, un message, un ex-voto, l’illustration d’un mythe, l’utilisation d’un pouvoir magique… Les changements vernaculaires et temporels me semblaient indépassables, mais n’est-ce pas un travers de la modernité de croire que tout toujours et partout change comme nous nous changeons ?

On connaît, je l’ai lu, des sanctuaires aborigènes qui sont fréquentés depuis 20 000 ans. Cet usage de lieux sacrés sur un grand nombre de générations n’est pas réservé à l’hémisphère austral. Pair-non-Pair fut habité durant 60 000 ans. À Gargas les gravures superposées témoignent sans doute d’une longue fréquentation du Camarin.

Peut-être avait-on retrouvé des empreintes négatives sur chaque continent pour l’unique raison que nos moyens d’expressions picturales, il y 25 000 ans, étaient limités, la main étant l’instrument le mieux partagé et le plus précieux.

On n’en savait rien et juste m’importait qu’elles glorifiassent chacune à leur manière la main de l’homme.

À Gargas, ce n’étaient pas seulement des mains, mais des mains mutilées, disait-on, avec divers modes d’amputations, plus d’une vingtaine, préservant le pouce. On trouvait ailleurs, en Espagne à Maltravieso, ou dans la grotte voisine de Tibiran, quelques peintures de cette sorte, mais jamais si nombreuses.

Et depuis cent ans, on opposait les théories, chacun selon ses convictions choisissait sa posture : doigts fléchis à la manière d’un code, doigts atrocement atteints de maladies selon la thèse du docteur Sahly, doigts rituellement amputés lors de cérémonies sanglantes afin de plaire aux dieux. Mains d’esclave ou mains de gloire (dans certaines sociétés, en Amérique du sud notamment, on avait coupé des mains, conservé celles-ci comme amulettes ou bâton de pouvoir) mains vivantes ou mains mortes. Mains aux doigts simplement occultés par une méthode proche du pochoir. Chaque théorie avait ses détracteurs. La maladie n’aurait pas épargné le pouce… Les rites sanglants n’étaient pas économiquement défendables dans une société de chasseurs… Les doigts ne peuvent être repliés ainsi, sinon l’empreinte ne serait pas nette.

On pouvait en aligner des kilomètres de théorie, et chacune plus certaine, plus prouvée que la précédente qui consacrerait la célébrité de son inventeur, la plus haute marche. Mais surtout qu’on nous explique, qu’on ne nous laisse aucun doute, qu’on sache, nom de Dieu, de quoi il retourne.

          Je restais un moment devant les nuages colorés des mains négatives. Je savais que c’était la dernière station avant de rejoindre la surface, je m’y attardais. Les mains me faisaient signes à défaut de faire sens. Je pensais à des représentations codées d’animaux, ça tombait bien, les Mains de la découverte, tout à l’heure, étaient trois, comme souvent les frises d’animaux, rhinocéros ou mammouths de Rouffignac… Je pensais à des signatures, la main valant pour l’homme. J’avais peut-être sous les yeux la généalogie d’une tribu. Je pensais… Non, je ne pensais plus à rien. Je ne voulais plus m’encombrer l’esprit, juste parcourir encore la Grande Paroi des mains avec dans la tête la petite musique d’une phrase que Philippe Diolé, qui n’était pas préhistorien, avait écrite au Sahara devant les gravures rupestres du Tassili des Ajjers :

 

«  Je pressens que le dessin préhistorique est au même titre que le langage un instrument de la pensée à la poursuite d’elle-même. Peu importe que ces représentations se teintent ou non d’intentions magiques, artistiques, religieuses. Ces adjectifs du XX° siècle n’avaient pas cours dans l’Oued Djerat. »


Thierry Guilabert

 

 

 

 

[1] En 2007 est paru à l’occasion du centenaire de la découverte des mains :  » La grotte de Gargas. Un siècle de découverte  » Edition de

la Communauté

de communes du canton de Saint-Laurent-de-Neste.