Du 1er janvier 2021 au 15 janvier
Ils se révolteront quand ils seront devenus conscients
et ils ne pourront devenir conscients qu’après s’être révoltés.1

Premier jour de l’année, une pluie fine froide et continue, grisaille absolue et les amis partis. Derrière la fenêtre le monde hostile. La perspective de reprendre le chemin du collège n’a rien de réjouissante. Au moins avons-nous profité des bords de mer, des lumières rasantes qui l’hiver accentuent contrastes et couleurs. Mais comme il semble loin déjà le départ vers Bordeaux. Théâtres et cinéma restent fermés, le couvre-feu tombe à 20 heures. Fondamentalement rien ne change, tout se poursuit.
*
Avoir mis sous couvercle musées, théâtres, cinémas, quand on autorise les boutiques, les supermarchés, les transports en commun, alors que les premiers plus que les autres sont attentifs aux protocoles sanitaires, me paraît être l’une des fautes impardonnables de ce gouvernement, parmi toutes celles, accumulées depuis des mois, qui n’ont cessé de prouver son incurie.
*
C’est un temps pour les résolutions, celles qu’on tiendra et celles qu’on ne tiendra pas. Je reprends le travail sur Émile Derré avec la volonté d’en finir en janvier. Plus j’avance moins les documents abondent, c’est comme si l’on avait effacé les dix dernières années de sa vie, qu’elles soient réduites à un sordide suicide dans la soupente d’une villa niçoise. Et avec presque rien écrire un chapitre entier, non pas vrai mais vraisemblable, comme il est vraisemblable que Derré et Jean Vigo se soient croisés un jour de 1929 sur la Promenade des Anglais, l’un une caméra dans la tête, l’autre ressassant sa gloire passée et la jeunesse perdue.
*

Plusieurs années déjà que l’hiver ne s’était pas présenté sous la forme d’un froid polaire. Les radiateurs sont brûlants, la maison insuffisamment isolée, et l’âge m’a rendu frileux. Surtout assis deux heures durant à mâchonner la même phrase en espérant la faire sonner à l’oreille, qu’elle rende la note claire sans laquelle je ne peux me résoudre à passer à la suivante.
Les livres en général se lisent à voix basse, l’écrivain le sait, il force sa pensée pour la rendre évidente sans le secours de la voix. Moi je voudrais tenir compagnie aux gens qui s’embêtent, non en les obligeant à me suivre mais en bourdonnant légèrement à leur oreille.2
*
Le voyage à Porto, mi-février, est un horizon qui s’éloigne. C’est devenu une habitude, et nous prenons la chose avec fatalisme. La Covid nous a appris à restreindre nos déplacements, un kilomètre, cinq kilomètres, cent kilomètres, couvre-feu, chacun sagement retiré sur sa parcelle, hérissant, quand il le peut, d’illusoires barrières de protection, son domaine. Si on ne laisse pas au voyage le droit de nous détruire un peu autant rester chez soi3, écrit Nicolas Bouvier, mais aujourd’hui, c’est rester chez soi qui nous détruit chaque jour davantage, au point que les gens osent à peine échanger des vœux pour cette nouvelle année, craignant le mauvais œil ou je ne sais quoi de plus sérieux, de plus terrible.
*

Sur le chemin de l’Ecuisière que nous empruntons si souvent, parfois, ou s’ouvre la vue sur la côte sud-ouest de l’île, entre les branches d’un chêne vert, un bouquet, mystérieusement déposé. Je n’ai jamais vu personne le faire ou même se recueillir. Aujourd’hui, les boutons de fleurs encore fermés dans le froid. Le passage est récent. Quel deuil, quelle histoire triste et tragique raconte ce bouquet ? Une noyade, des cendres répandues.
*
L’invasion du Capitole par les militants de Trump, les violences, les morts, l’inconscience du président, laisse le monde abasourdi. Essentiellement composés de suprématistes blancs, la manifestation sous le drapeau confédéré, rappelle un 6 février 1934 en France, mais elle atteint ici un des fondements de l’état démocratique qui veut que le résultat d’un vote ait force de droit. Elle atteint surtout un pays qui se prétend la plus grande démocratie du monde et dont le système électoral prouve une fois de plus son inanité.
*
Il faut un moral d’acier ces jours-ci pour s’opposer à la noirceur du temps. Le froid glacial fige l’Europe dans la peur, même le Portugal qui avait échappé ou presque à la première vague est contraint à des mesures drastiques. On ne vit plus que sous couvre-feu, on survit et chaque jour un peu plus on s’éloigne du temps d’avant. On s’en souvient avec regrets et nostalgie, quand toubibs et pharmaciens ne dirigeaient pas le monde et que nous n’avancions pas masqués. Des joueurs courent après le ballon dans un stade vide. Des rues aux devantures closes où s’affichent encore l’annonce du dernier spectacle. Des gens boivent un café à emporter dans la rue en sautillant d’une jambe sur l’autre pour supporter le froid. Les jours s’allongent à nouveau comme chaque année.
Tenho frio da vida. Tudo é caves humidas e catacombas sem luz na minha existência. Sou a grande derrota do último exército que sustinho o último impéria. Saibo-me a fim de uma civilizaçaõ antiga et dominadora.4
*

Un blizzard polaire balaie l’île. Tout est gelé. Impossible de mettre le nez dehors et la maison peine à se réchauffer. Mais nous sommes à l’abri, nous avons de quoi nourrir le corps et l’âme, nous avons nos enfants, nos amis même lointains avec qui partager les heures. Nous n’avons pas à tenter de survivre en mendiant sous une porte cochère, en dormant dans une voiture abandonnée, tremblant de froid des heures sans un café où se réfugier. Trop souvent j’oublie la vraie misère, je me plains, je peux encore me plaindre où certains n’ont plus même de voix. C’est elle la grande déroute de la dernière armée, ce sont ces femmes, ces hommes qui hantent les trottoirs de nos villes sans domiciles fixes et disparaissent, ceux qui à Calais dans cette jungle du monde, en plus de n’avoir rien, sont les cibles de toutes les violences étatiques, victimes sans traces, invisibles avant que d’être morts.
*
Pierre a 24 ans. Comment supporter le désastre quotidien ? Comment se projeter dans un avenir dont on ne perçoit que les menaces ? Comment se construire quand on est pleinement conscient de l’injustice fondamentale qui nous cerne ? Nous portons des œillères tous les jours mais nous sommes fragiles et les œillères sont fines, la flamme nous brûle les yeux. Nous avons transmis nos valeurs, nos convictions, nos doutes dans un monde qui lentement se décomposait. Il les a enrichi de toutes les rencontres. La flamme le brûle plus qu’à nous. À lui d’être le feu qui nourrira les hommes.
Je retrouverais le secret des grandes communications et des grandes combustions. Je dirais orage. Je dirais fleuve. Je dirais tornade. Je dirais feuille. Je dirais arbre. Je serais mouillé de toutes les pluies, humecté de toutes les rosées. Je roulerais comme du sang frénétique sur le courant lent de l’œil des mots en chevaux fous en enfant frais en caillots en couvre-feu en vestiges de temple en pierres précieuses assez loin pour décourager les mineurs. Qui ne me comprendrait pas ne comprendrait pas davantage le rugissement du tigre.5
*
De Nicolas Bouvier encore ces mots cités de mémoire : qui prétend ne rien devoir à personne est un imbécile6. Comme je suis couvert de dettes, je paye mon écot pour chacune des notes. Ce sont les livres qui me font, les tableaux, les images, les sons des artistes. Je ne suis qu’un grand container où tout se mélange au quotidien, aux rencontres, aux amis et me constitue. J’ai 55 ans, je ne sais rien et me nourris de tout ce que j’apprends. J’ai une faim de tous les diables.
*
Combien de temps le monde pourra-t-il revenir
à cette configuration possible ? (…)
Pourquoi dis-tu alors « irréparable » ?
Irréparable cela mène où ?7
Chaque jour, j’hésite entre une crise ponctuelle et un changement de paradigme. Je sais que la tête dans le guidon, nous n’avons aucun recul pour comprendre ce qui nous arrive, et qu’il est encore possible, je ne dis pas probable, que d’ici quelques années, je ne parle plus en mois, cette histoire figure comme un incident dans les manuels. Ou bien… Ou bien nous sommes entrés dans une ère faite de crises, de morcellements, de dissolutions, où ce qui se joue n’est rien de moins que la survie, et nous y sommes entrés avec la brutalité de l’accident, sourds et aveugles aux signes avant-coureurs. Et il y aura bien un monde d’après, et nous serons les vestiges du monde d’avant.
Un accident long
et répété est la chose unique qui arrive d’une extrémité
à l’autre
de la mémoire dont le moteur s’est grippé.8
*
Le Portugal se reconfine, c’en est bien fini des espoirs de voyage. Notre propre situation n’est guère brillante, une fois de plus nous sommes suspendus à des commandements restrictifs. Restrictions, est ce qu’il y a d’autres perspectives que ce mot que je lis partout ? Les sacrifices sont pourtant conséquent, générations d’étudiants laissées pour compte, vieux enterrés vivants dans leurs mouroirs, droits et libertés rognés jusqu’au trognon. Mais la seule certitude à venir, de nouvelles restrictions.
Coimbra, 14 novembre 1985
Il est une chose que je ne pourrai jamais pardonner aux politiques:c’est de laisser mon espérance systématiquement sans recours.9
***
1 Georges Orwell, 1984.
2 Robert Pinget, Le renard et la boussole.
3 Nicolas Bouvier, Journal d’Aran et d’autres lieux.
4 J’ai froid à la vie. Tout dans mon existence est fait de caves humides, de catacombes sans lumière. Je suis la grande déroute de la dernière armée, qui soutenait le dernier empire. Je me sens à moi-même une saveur de fin de civilisation – une civilisation ancienne et dominatrice. Bernardo Soares (Fernando Pessoa) Livro do desassossego.
5 Aimé Césaire, Cahier d’un retour au pays natal.
6 Voir dans le documentaire Plans Fixes de 1996.
7 Manuel Gusmão, La vitesse de la lumière.
8 Manuel Gusmão, L’amnésie et l’énigme.
9 Miguel Torga, En chair vive, journal 1977-1991.